Jesmyn Ward : Ligne de fracture

Un roman très Deep South

 

En 2012, nous découvrions, publié chez Belfond, le second roman de Jesmyn Waerd, Bois sauvage. Une œuvre forte (on avait même évoqué William Faulkner) qui lui avait valu le prestigieux National Book Award 2011.

Ligne de fracture (belle traduction de Jean-Luc Piningre) est en fait le premier roman de cette jeune femme, née à DeLisle, Mississippi, qui vit aujourd’hui en Alabama. Issue d’une famille nombreuse, elle fut la première de la fratrie à bénéficier d’une bourse à l’université.

Les héros de Ligne de fracture, les jumeaux Joshua et Christophe, viennent d’avoir 18 ans. Et leur diplôme. Ce qui veut dire qu’ils vont devoir quitter Bois Germaine, en Louisiane, où ils ont tous leurs copains, mais aussi – et peut-être surtout – leur grand-mère, Ma-Mee, qui les a élevés.

Les parents de ces deux gaillards ? Ils sont aux abonnés absents… La mère, Cille, vit et travaille à Atlanta. Le père, Sandman (ce qui signifie le “marchand de sable”, ce qui est en l’occurrence presque une raison sociale…), est un redoutable junkie. Josh et Chris laissent d’abord venir, partageant leur temps à glander, à jouer au basket (leur passion), à faire des virées en voiture avec des filles spéciales “banquettes arrières”… Il y a aussi quelques séances de fumette avec leur cousin Duane, dit “Dunny”, dealer d’herbe à la p’tite semaine.

Joshua, le plus entreprenant des deux frangins, dégotte un job de docker en ville. Christophe, qui trouve d’autant moins de travail qu’il n’en cherche guère, estime plus payant, à tous les sens du mot, de s’acoquiner avec Duane.

Comme Bois sauvage, ce roman n’est pas à l’eau de rose. Jesmyn Ward est, comme l’a souligné le Publishers Weekly, “une surprenante nouvelle voix de la littérature américaine, capable de décrire magnifiquement un monde désespéré, mais pas résigné”.

Le décor est sudiste. Le Mississippi. Les forêts de conifères. Les petits ponts de bois. Les bayous. Une chaleur moite et lourde. Jadis, Ma-Mee et son mari, Pa-Pa, aujourd’hui disparu, avaient émigré de La Nouvelle Orléans ; “La terre alors coûtait moins cher dans le golfe du Mississippi, et bien des créoles noirs s’étaient établis sur les côtes. Dans leur mauvais anglais ou leur mauvais français, ils avaient négocié quelques dizaines d’arpents. ce qui ne les empêchait pas, qu’ils fussent noirs ou blancs, pauvres de toute façon, de dépendre des riches pour leurs revenus, comme à La Nouvelle Orléans”.

Ce qui peut étonner les lecteurs de Jesmyn Ward, c’est la force – et la violence – d’écriture de cette jeune femme. Et ce talent de plonger lesdits lecteurs dans le quotidien jamais simple de ces petites gens, Noirs ou Blancs comme elle le dit, pour qui le Mississippi et son golfe, et son delta, est tout sauf un long fleuve tranquille.

Mais il y a, en mêle temps, beaucoup de tendresse dans la description de ces familles de bric et de broc où – par delà la dureté de la vie – il y a toujours une présence tutélaire (et là, c’est Ma-Mee) qui permet de recoller les morceaux, de rafistoler ce qui peut l’être malgré tout.

Josh et Chris n’échappent pas aux sortilèges des bayous, terre hostile avec ses serpents d’eau, les féroces mocassins, les alligators, les myriades de moustiques, mais en même temps terre hospitalière avec ses pins, ses mimosas, ses pacaniers et ses chênes, les fleurs roses de lilas…

“On ne devrait jamais quitter Montauban” dit un des personnages des Tontons flingueurs (interprété par Lino Ventura). On ne devrait jamais quitter Bois sauvage, Bois Germaine, Bois Ste Catherine, pourraient dire les personnages de Jesmyn Ward…

Alain Sanders

- Belfond

 

 

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