Amérique française
Marie Guyart de l’Incarnation (1599-1672)

Dans son très beau livre, Femmes de caractère au XVIIe siècle (Fallois), Madeleine Foisil écrit : « Lorsque Marie Guyart de l’Incarnation, religieuse ursuline missionnaire au Canada, mourut à Québec le 30 avril 1672, une première lettre «mortuaire» fut immédiatement envoyée en France afin que toutes les religieuses en fussent informées. Elle fut suivie de deux autres, l’une adressée le 8 août 1672, par la mère de Saint-Athanase à Dom Claude Martin, le fils de la défunte, l’autre adressée vraisemblablement par le père Dablon, jésuite, au père Jean Pinette, jésuite provincial de France en l’été 1672. »

Agée de 72 ans lorsqu’elle meurt, Marie de L’Incarnation avait trente-neuf ans de profession dont elle avait passé les six premières années à Tours où elle était professe. Marguerite de Saint-Athanase la salue en ces termes :
« Ayant surmonté généreusement toutes les difficultés qui se sont rencontrées tant en l’établissement de notre monastère que pour l’avoir rebâti après notre incendie et la ruine totale de cette maison douze ans après notre établissement (…), je ne me puis pas exempter de dire son zèle pour la conversion et l’instruction des sauvages. Elle apprit en peu de temps les deux langues algonquine et huronne avec tant de succès qu’elle se rendit capable de les enseigner aux autres. »
Même citation « à l’ordre de l’armée [du Christ] » dans la lettre du père Dablon soulignant « ce grand courage et cette confiance inébranlable pour entreprendre si généreusement la conduite d’une mission religieuse au Canada qui était alors sans exemple ».
Dans la lettre adressée au bénédictin Dom Claude Martin, alors âgé de 53 ans et fils unique que Marie Guyart a eu de son bref mariage avec un artisan en soie en 1619, Marguerite de Saint-Athanase dit encore : « Parmi ses vertus héroïques (…) celle que j’ai le plus admirée a été son incomparable fidélité à la grâce surtout à celle de sa vocation au Canada, fort extraordinaire. Elle envisageait particulièrement le salut des pauvres sauvages et c’est à quoi elle a travaillé de toute son affection avec un zèle constant jusqu’au dernier soupir de sa vie. »

Marie Guyard est né à Tours le 28 octobre 1599. Fille de Florent Guyart, maître boulanger, et de Jeanne Michelet, son épouse. Dans une famille nombreuse : elle est la quatrième de huit enfants nés entre 1592 et 1612. « Une famille que Dieu avait plus enrichie du bien de la grâce que de ceux de la fortune » (Dom Claude Martin).

Elevée par une mère pieuse et aimante, Marie dira plus tard :
— J’aimais tant les pauvres que c’était avec ceux-là que je me plaisais le plus. Ils me faisaient tant de compassion que je me fusse donnée moi-même pour eux. Je ne m’ennuyais jamais avec eux.

Elle n’a guère envie de se marier. Mais ses parents, qui souhaitent l’établir, la marient en 1617 à Claude Martin. Un maître ouvrier en soie qui a du bien. Ce n’est pas un mariage heureux. Le 2 avril 1619, elle met au monde un garçon. Il sera prénommé Claude, comme son père. Début octobre, Claude Martin père meurt de maladie. « J’avais pour lors dix-neuf ans auquel temps Notre Seigneur fit une séparation appelant à soi la personne à laquelle, par sa permission, j’avais été liée », écrit Marie.
Après la liquidation de la soierie, la jeune veuve est aidée par sa sœur Marie, mariée, elle, à Paul Buisson, commissaire pour le transport des marchandises dans le royaume. Une sorte de voiturier en chef en quelque sorte. Et un milieu où elle ne se sent pas vraiment à l’aise. Il lui faudra attendre douze ans pour qu’elle réalise sa vocation religieuse. Et vingt pour quelle devienne missionnaire au Canada.

En 1631 – son fils a alors 12 ans (lui-même entrera dans les ordres en 1640) – elle entre chez les ursulines de Tours. C’est là qu’elle connaîtra – parce qu’elle est lue aux sœurs – la Relation de 1634 du père jésuite Paul Lejeune, relation dont le titre complet est : Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle-France en l’année 1634. Envoyée au Révérend Père provincial de la Compagnie de Jésus et la Province de France par le père Paul Lejeune de la même Compagnie, supérieur de la résidence de Kebec. A Paris chez Sébastien Cramoizy, imprimeur ordinaire du Roy, Rue Saint-Jacques, 1635. Avec privilège du Roy.
Ce texte aura une importance capitale dans la vocation missionnaire de Marie de l’Incarnation. Elle fera part de ce désir d’aller en Nouvelle-France. Il lui sera longtemps refusé. Jusqu’à ce jour de 1639 où cette permission lui est enfin accordée. En juillet 1639, elle débarque au Canada après un voyage qui a duré quatre-vingt-neuf jours : du 4 mai au 1er août 1639. Un voyage difficile comme en témoignent ses lettres à la supérieure de Tours et à l’un de ses frères : tempêtes, « rencontre » avec un iceberg, conditions d’hygiène plus que douteuses, etc.

A Québec – après avoir navigué sur le Saint-Laurent dans un navire plus petit que celui qui les a amenées de France – Marie et ses compagnes s’installent dans une petite maison au bord du fleuve.

Le 4 septembre 1640 (il y a un an que Marie est à Québec), elle écrit – car c’est une grande épistolière au sens XVIIe siècle du terme – à l’un de ses parents : « J’ai reçu votre lettre en ce bout du monde où l’on est sauvage sinon lorsque les bateaux sont arrivés que nous reprenons notre langue française. »
Rien ne sera épargné à ces ursulines dans ce pays où tout – à commencer par la vie quotidienne – est difficile. Mais elles sont là dans un but – une mission – bien précis : l’évangélisation des Indiens. Alors le danger, les froids terribles, les attaques iroquoises, l’incendie de décembre 1650 qui ravage leur couvent, les affectent douloureusement, certes, mais elles ne se plaignent jamais. Et Marie se félicite de la ferveur qui anime le pensionnat créé pour éduquer les jeunes « néophytes » :
— Nous y avons baptisé un grand nombre d’hommes et de femmes et de filles qui faisaient paraître des sentiments si chrétiens que nos cœurs fondaient de tendresse et de dévotion.
Et encore, dans une lettre du 29 septembre 1643 : « Une jeune femme fut tellement transportée dans cette action qu’aussitôt qu’on lui eut versé sur la tête les eaux sacrées elle se tourna vers les assistants en s’écriant : «Ah, c’en est fait, je suis lavée» (…). Il y avait plus de dix-huit mois qu’elle pressait pour être admise au nombre des enfants de Dieu (…). Un jeune homme, de ceux que nous vîmes baptiser, ne voulut jamais partir quoique tous ses gens le quittassent, qu’il ne fût lavé des eaux du saint baptême. Je l’interrogeai assez longtemps sur les mystères de notre sainte religion. J’étais ravie de voir qu’il avait plus de connaissance de notre sainte religion que des milliers de chrétiens qui font les savants. C’est pour cela qu’on le nomma Augustin. »
Et encore, ces Pâques québécoises :
— Comme le grand fleuve de Saint-Laurent a été cette année tout plein de glace, il a servi de pont à nos Sauvages et ils y marchaient comme sur une belle plaine. Nous eûmes toute la satisfaction possible la veille et le matin du saint jour de Pâques de les voir accourir à perte d’haleine pour se confesser et communier. Comme nous sommes logées sur le bord de l’eau, ils aperçurent quelques-unes de nous et s’écrièrent : « Dites-nous si c’est aujourd’hui le jour de Pâques, auquel Jésus est ressuscité ? Avons-nous bien compris notre Massinahigan (c’est un papier où on leur marque les jours et les lunes) ? » Oui, dîmes-nous, mais il est tard et vous êtes en danger de ne point entendre la messe. A ces mots, ils commencèrent à courir au haut de la montagne et arrivèrent à l’église où ils eurent encore le temps de faire leurs dévotions.
Madeleine Foisil (Femmes de caractère au XVIIe siècle) rappelle : « Il faut une résistance physique et morale exceptionnelle pour réaliser une vocation religieuse au Canada. Dans sa volumineuse correspondance, Marie de l’Incarnation nous en relate les multiples péripéties liées à la dureté du climat, à la présence des tribus sauvages combatives et violentes. Mais en une définition claire, concrète, sans complaisance, elle en précise l’exigence. En 1644, il y a cinq ans qu’elle est au Canada, elle a une expérience véritable, elle sait ce dont elle parle. » Témoin cette lettre à son fils datée du 30 août 1644 :
« La vocation du Canada ne doit point se regarder dans une affection naturelle non plus que dans un trop grand empressement mais bien dans une vraie et solide persévérance ; autrement, les sujets qu’y passeront n’y auront jamais de satisfaction et, ne trouvant point ce qu’ils attendaient, reprendraient bientôt le chemin de la France. »
Dans une autre lettre à la supérieure des ursulines de Saint-Denys, elle trace le portrait « idéal » des novices qui pourraient être envoyées au Canada : « Les vocations de cette importance méritent d’être éprouvées. Les qualités requises sont «tant de corps que d’esprit». Pour le corps il est nécessaire qu’elle soit jeune pour pouvoir facilement apprendre les langues ; qu’elle soit forte pour supporter les fatigues de la mission ; qu’elle soit saine et nullement délicate afin de s’accommoder au vivre qui est fort grossier en ce pays. »
Et aussi que la novice ne songe pas, une fois au Canada, à un retour possible en France :
« Ce sont deux de nos sœurs qui veulent retourner en France dans la maison de leur profession. Elles sont là depuis plus de dix ans. Il y a cinq ans que je combats ce dessein et que je les exhorte à se rendre fidèles à leur vocation (…). Il nous aurait néanmoins été beaucoup plus doux de les voir mourir entre nos bras… que de leur voir faire une action qui peut tirer à exemple et qui aura des suites peu avantageuses à la gloire de Dieu » (lettre à son fils, 2 octobre 1655).
Elle sait de quoi elle parle. N’a-t-elle pas, elle-même, été tentée de quitter le Canada après le dramatique incendie du couvent en 1650 ? Mais elle ne sera pas tentée bien longtemps : « Il nous fallait rebâtir sur les premiers fondements puisque nos courages n’étaient point abattus du poids de cette disgrâce, que nos vocations étaient autant et plus fortes qu’auparavant (…). On me charge de la conduite et de l’économie de ce bâtiment où j’ai bien des peines et des fatigues dans les difficultés qui se rencontrent dans ce pays couvert de neige jusqu’en mai. »
Un an et demi plus tard, pour la Pentecôte 1652, tout est reconstruit : « Nous sommes en notre nouveau bâtiment de la veille de la Pentecôte. Et c’est le jubilé par l’action de grâce. La paroisse, avec tout le clergé et un grand concours de peuple, y vint transporter le Très Saint Sacrement au lieu où nous étions logées. Tout le monde était dans la joie de nous voir logées où nous l’étions auparavant. »
Mais il serait injuste de parler de Marie de l’Incarnation sans évoquer Mme de la Peltrie. Née à Alençon en 1603, veuve sans enfant, elle vivait en tertiaire de saint François quand elle eut connaissance de la Relation du père Lejeune. Ayant eu connaissance des projets de Marie de l’Incarnation, Mme de la Peltrie, vint à Tours pour la rencontrer. Mme de la Peltrie et Marie de L’Incarnation montèrent à Paris et obtinrent de la Compagnie de la Nouvelle-France la promesse d’un départ en 1639. Anne d’Autriche appela à Saint-Germain-en-Laye les ursulines et Mme de la Peltrie pour les assurer, avant leur embarquement, de son approbation et de son concours. Mme de la Peltrie (née Madeleine de Chauvigny) – qui consacra toute sa fortune à la mission du Canada – accompagnera les religieuses en Nouvelle-France. Elle mourra à Québec en 1674.
Dans le même temps que des ursulines de Tours se préparaient à partir pour le Canada, chez les hospitalières de Dieppe d’autres religieuses se préparaient au même voyage. Les pères jésuites leur avaient demandé d’assurer le service de l’hôpital que venait de fonder en Nouvelle-France Mlle de Combalet, nièce de Richelieu, future duchesse d’Auguillon, lectrice elle aussi de la Relation de 1634. Trois religieuses furent ainsi désignées pour la mission canadienne.
Le 4 mai 1639, ce furent donc « deux troupes séraphiques de trois ursulines et de trois hospitalières », comme le dira le père Leclercq, qui s’embarquaient à Dieppe. « C’était la première offrande féminine de la France au Canada, celle de la charité, avec tout ce que lui ajoutent le sentiment maternel et la grâce », a pu écrire Bernard de Vaulx.

Alain Sanders

— Pour en savoir plus :
• A. Duval, La Vie admirable de sœur Marie de l’Incarnation, religieuse converse de l’ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel en France, fondatrice d’iceluy appelée au monde la demoiselle Acary, Paris, 1922.
• Bernard de Vaulx, Histoire des missions catholiques françaises, Arthème Fayard, 1951.

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