Un meurtre à Bandera

I. Lone Star

 

La fête bat son plein au Cowboy’s Bar (307 11th Street) de Bandera avec le groupe Almost Patsy Cline. De la country très enracinée. Les couples sont aux anges. Installé à une table haute, près du dance floor, je déguste ma sixième Lone Star embuée comme un Lapon sur sa banquise.

Pour être honnête, faut dire que je mate aussi une jolie Texane embarquée dans une polka du diable. Dire qu’elle est belle ne serait encore ne rien dire. Elle aurait abandonné un instant le grand cowboy qui la fait tourner, je serais bien allé lui causer du pays…

Le Cowboy's Bar, à une encablure de Main Street, Bandera, petite ville autoproclamée « capitale mondiale des cowboys, est en quelque sorte mon QG. J’y suis quasiment tous les soirs. Passée l’entrée avec, accrochés au plafond des dizaines de soutien-gorge offerts à l’admiration des clients par des cowgirls délurées, on arrive dans une grande cour fermée avec, au fond, une scène où se produisent chanteurs et groupes country.

Mon job ? Détective privé. Et, à l’occasion, chasseur de primes. Je m’appelle Ray Johnson. J’ai la quarantaine et un goût très prononcé pour les Lone Star. Et le Jack Daniel’s. J’ai d’ailleurs deux amis chez les Daniels. Jack, mon vieux copain des soirées solitaires et Charlie, violoniste incomparable.

Ce soir, je suis en service commandé. J’ai rendez-vous avec une cliente potentielle. Au téléphone, elle m’a dit : « J’ai besoin de vous, je vous engage. » Je lui ai donné rendez-vous au Cowboy's Bar pour qu’elle m’en dise un peu plus. « Comment vous reconnaîtrais-je ? »

« Pas de problème. Je m’appelle Caroline Lawson. Moi, je vous reconnaîtrais… »

Je lui avais demandé de se « décrire » un peu. « Je suis blonde, assez mignonne à ce qu’on dit et, quand je me promène dans les rues de San Antonio, je ne laisse pas les hommes indifférents... »

Le groupe Almost Patsy Cline vient d’entamer Walkin’ After Midnight. Un morceau plus que de circonstance : il est près de deux heures du matin. Sur le dance floor, « ma » blonde incendiaire continue de brûler les planches. Mes yeux se portent sur les autres danseurs. Des ranchmen du coin, deux ou trois Mexicains déjà bien chargés, des couples amoureux et d’autres qui n’ont plus rien à se dire. Une illustration du morceau de Toby Keith, I Love This Bar, somme toute…

Devant le Cowboy's Bar, où les pick-up côtoient les chevaux attachés aux poteaux, il y a le manège habituelle de ceux qui arrivent, ceux-là convaincant généralement ceux qui se préparent à partir de revenir s’en jeter un petit dernier. Le coup de l’étrier qu’un vrai cowboy ne refuse jamais.

A Bandera, on est en famille pendant la semaine. Le week-end, on est envahi par les gens de San Antonio qui viennent déstresser un peu dans nos saloons et les dude ranchs où, pendant un jour où deux, ils redeviennent les cowboys qu’ils n’auraient jamais dû cessé d’être. D’autres préfèrent Fredericksburg ou Luckenbach. D’autres vont à New Braunfels, voisin d’un autre lieu mythique, le petit village Gruene et son dance hall (peut-être le plus ancien du Texas), le Gruene Hall.

Le groupe Almost Patsy Cline enchaîne les incontournables : Call It Margarita, She’s Got You, et un très poignant Man Of Constant Sorrow. Les membres de ce groupe, originaires de Bandera, sont mes amis et ils viennent, de temps à autre, dîner chez moi. Dans mon antre, tout près de la vielle prison désaffectée depuis longtemps. Le reste du temps, ma cantine est l’Old Spanish Restaurant, l’OST pour les intimes, au début de Main Steet.

La jolie Texane, que je garde toujours à l’œil et que je n’ai jamais vue à Bandera, danse à perdre haleine, ne s’arrêtant que pour boire – à la texane – une gorgée de bière entrecoupée d’une tequila avalée cul sec.

Une femme vient d’entrer. Jamais vue à Bandera, elle non plus. Je me suis pris à cogiter : et si l’une ou l’autre de ces deux inconnues, aussi girondes l’une que l’autre, était ma cliente ? Après ma dernière affaire, une enquête pour le compte d’un vieux gus que sa belle-fille voulait dépouiller de son magot ( et d’un ranch sur la Medina River), je me vois bien jouer les jolis cœurs façon chevalier servant d’une pauvre petite jeune fille sans défense… Et plus si affinités, bien sûr…

Au moment où je me retrouve devant le bar pour récupérer deux longnecks glacées, la jolie Texane m’alpague. Et je fais mon intéressant :
- C’est la première fois que vous venez à Bandera ?
- Vous êtes drôlement observateur, dites donc…
- C’est mon métier. Comment vous appelez-vous ?
- Linn. Et vous ?
- Ray.
- En bien, Ray, j’accepte volontiers que vous me payiez un verre et même, si ça vous chante, que vous m’invitiez à danser.
- J’arrive. Allez vous installer à ma table. Vous m’attendez, n’est-ce pas ?
- Vous verrez bien…

Au bar, Sammy est occupé à préparer une margarita. Pour une autre jeune beauté – toutes les Texanes sont belles - qui aurait été bien avisée de mettre la pédale douce. Mais les redneck women, celles célébrées par Gretchen Wilson dans une de ses chansons, ne sont jamais frileuses côté boissons fortes.

Avec deux Lone Star et deux shots de tequila, je retrouve Lynn.
- On danse ?

Une valse. Romantique à souhait, même si nos valses à nous n’ont rien à voir avec les viennoiseries européennes. J’aurais bien dansé toute la nuit avec elle. Hélas, au moment où nous arrivons sur le dance floor, un gaillard s’interpose.
- Tu viens, Lynn ? On se casse…
- Qui c’est ce type-là ?
- Mon ami, Frank. Il faut que j’y aille…
- Alors adieu !
- Au revoir peut-être…

Elle s’éloigne en chaloupant avec ce Frank qui a l’air aussi aimable qu’une porte de prison. Une tronche à beugler plutôt I’m In The Jail Now que San Antonio Rose

Généralement, je ne cherche pas les embrouilles. Mais quand faut y aller, faut y aller.
- J’ai une danse réservée, Frank.
- Je vous connais vous ?
- Non. Mais si vous souhaitez faire ma connaissance, je peux arranger le coup…

Lynn a posé sa main sur mon bras. Sans prononcer un mot. Ses yeux, où j’aurais pu me noyer, me disent : laissez tomber, ça vaut pas le coup de déclencher une bagarre de pochetrons.

Message reçu. Je m’écarte et le couple s’en va, zigzagant entre les danseurs. Le groupe Almost Patsy Cline annonce une pause et sa chanteuse, Laurette Penneli, remercie le public : « Que Dieu vous bénisse pour être venus si nombreux ce soir ! Il n’ y a pas d’endroits au monde où nous aimons autant chanter qu’ici. Vous êtes un public formidable. On prend cinq minutes, le temps de se réhydrater un peu, et on revient vous faire danser. »

Alain Sanders
(à suivre)

 

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