Un meurtre à Bandera

X. Good Ol' Boys

 

Si vous n’êtes jamais allé au Coyote Bar, ou si vous n’avez jamais vu le film Coyote Girls qui a été tourné dans ses murs, essayez d’imaginer un bar long comme la piste d’envol d’un porte-avions avec des hommes – surtout des hommes – assis tout du long. Tequilas, bières et whiskeys : un verre n’attend pas l’autre. Sur le bar, cinq, six filles. Avec des shorts si courts qu’ils feraient passer celui de la superbe Daisy, dans la série Dukes of Hazzard, pour un bermuda… Cinq, six filles qui se trémoussent sur des rythmes endiablés à hauteur de moustache des consommateurs…

De temps à autre, une des danseuses passe derrière le bar, remplacée aussitôt par la barmaid en place et ainsi de suite jusqu’à plus soif (si on peut dire).

Parfois, la chaleur et l’excitation de l’alcool aidant, un consommateur tente de grimper sur le bar pour se joindre à la danse. Il tente seulement. Dans le quart de seconde qui suit sa tentative, il est empoigné par deux malabars et jeté dehors sans autre forme de procès.

Avec Caroline, nous nous faisons une petite place en bout de zinc (manière de dire car, en fait de zinc, le bar est taillé dans le bois). Cinq filles sont à la manœuvre. L’une d’elles se détache et, tout en continuant son très dirty dancing, me lance :

– Salut, Ray ! Un bail qu’on ne t’a pas vu dans le coin…

Caroline me regarde en coin. Sans être un habitué du Coyote Bar, il est vrai que, lorsque je suis en goguette à San Antonio, j’ai un petit circuit routinier. Dont un passage au Coyote Bar. Faut dire que je ne déteste pas ce savant dosage de shorts vraiment très short portés avec des bottes de cowboy et un petit top très top… Comme dans la chanson de George Strait, All My Exs’s Live In Texas, mais à la différence de lui je n’ai pas été obligé de m’exiler au Tennessee pour leur échapper… God Bless Texas !

Dans le fond de la salle, un écran géant diffuse des clips auxquels personne ne prête attention. Au Coyote Bar, c’est en live que ça se passe.

– C’est la première fois que je viens ici, dit Caroline.

– Et…

– Et rien. Ce n’est pas exactement un lieu pour militante féministe – ce que je suis pas – mais, bon, il n’y a pas de quoi fouetter un chat.

Un chat… J’eus une pensée pour Alamo qui devait garder la maison et faire enrager Mrs. Prather.

– Je ne vois pas Lynn, dit Caroline.

– Elle arrive peut-être plus tard. Tu sais, derrière cet aspect cool et débridé se cache sans doute une organisation rigoureuse. Va même savoir si les filles ne sont pas syndiquées…

Un type, qui vient d’essayer de se hisser sur le bar à côté d’une jolie brunette, n’a pas le temps de dire « ouf » : il est embarqué et débarqué comme un paquet de linge sale.

La musique s’est arrêtée. Et c’en est presque une bénédiction. Deux filles passent derrière le bar. Deux les remplacent sur le comptoir. Trois sortent. Et trois rentrent. Dont Lynn. Elle nous a vus. Un discret signe de la main. Je lui fais un sourire. Caroline, une sorte de grimace.

Lynn grimpe sur le bar et se déchaîne. Du grand art. Après la nuit que j’ai passée avec elle à Bandera, inutile de dire que sa prestation me parle… Essayez, quand vous êtes avec une fille qui vous fait fondre, de regarder genre indifférent une fille pour laquelle vous avez fondu…

Caroline m’épiant du coin de l’œil, j’affecte d’être concentré sur mon short – pardon : sur mon shot – de tequila, jetant quand même, à la sournoise, un regard sur le shot – pardon : sur le short – de Lynn.

Elle est aérienne et surpasse de cent coudées les autres coyotes girls. Là où elles ne font que bouger, de façon très suggestive certes, elle occupe l’espace avec des up and down d’une indicible sensualité. Les clients ne s’y trompent pas qui, s’y on les laissait faire se rueraient sur le bar avec l’appétit du loup de Tex Avery.

– Elle est étonnante, non ? me demande Caroline mi-figue mi-raisin.

– Oui, on peut dire qu’elle connaît la musique…

Un quart d’heure plus tard, permutation des danseuses et des barmaids. S’essuyant le front avec une serviette siglée Budweiser, Lynn vient s’asseoir près de nous.

– Vous reprenez quelque chose ? C’est pour moi…

Je commande une tequila et une Lone Star. Caroline prétexte qu’elle assez bu. En versant la tequila, Lynn me glisse :

– Tiens, voilà quelqu’un qu’on connaît…

Frank Badlands, accompagné de deux King Kong, fait son entrée. Il s’installe loin de nous, à l’autre bout du bar. Il boit un coup, se lève et marche vers moi (on pourrait même dire sur moi…). Je me dis que si c’est lui qui, quelques heures plus tôt, a envoyé un tueur pour me descendre, il est gonflé de se pointer la bouche en cœur… Ce n’est pas moi qu’il vient voir, mais Lynn.

– Il faut que je te cause, suis-moi.

– J’peux pas, j’suis de service.

– T’inquiète. Ici, quand je demande un truc, je l’ai.

Elle se lève et le suit derrière la porte marquée Private. Dix minutes se passent et Lynn revient. Seule.

– Qu’est-ce qu’il voulait ?

– Rien. Des bêtises. Ce qu’il aime, surtout, c’est de montrer qu’il est le caïd et que tout le monde doit être à sa botte…

– Il est resté dans la pièce ?

– Je crois.

– Je vais aller voir.

– C’est pas une bonne idée, dit Caroline.

– C’est même une très mauvaise idée, dit Lynn.

– On va voir…

Je me dirige vers la porte marquée Private et la pousse vigoureusement. La pièce est vide. Badlands a mis les bouts. Au fond de la pièce, une porte. Avec l’inscription Exit. Je la pousse et me retrouve dans la rue. Un gus, un semi clodo, est là, occupé à tirer sur sa clope.

– Vous avez vu sortir un type ?

– Ben, ça dépend…

– Et ça dépend de quoi ?

– De l’intérêt que vous accorderez à ma réponse…

Je sors un billet de vingt dollars et le lui tend.

– Un intérêt à hauteur de vingt dollars, ça ira ?

– On fera avec… Alors, oui, un type est sorti par cette porte. Il avait l’air assez pressé au point de m’bousculer ce malpoli… Il est monté dans une voiture, un 4X4 rouge, et il a filé comme s’il avait le diable au cul. C’est vous le diable ?

– Non. J’suis même pas son cousin.

Je reviens dans le bar. Caroline m’attend sagement. Lynn se désarticule sur le bar.

– On repart, suis-moi.

Sans demander plus d’explications, elle m’emboîte le pas et nous fonçons vers son appart.

– Remonte chez toi, je te fais signe très vite.

– Pas question ! Je viens avec toi !

Je n’ai pas trop envie de discutailler.

– Alors, monte dans le camion et tais-toi…

– On ne fait pas plus aimable…

Je démarre. Quelle probabilité de tomber sur le 4X4 de Badlands ? C’est jouable. Il vient juste de partir, direction la Villita. Compte tenu de la circulation ,je devrais le retrouver sur l’avenue.

Gagné ! J’aperçois son 4x4 rouge non loin du marché mexicain. J’accélère pour lui coller au train.

– Quand tu l’auras rattrapé, tu feras quoi de plus qu’au Coyote Bar ? demande Caroline.

– Aucune idée. J’improvise. Et c’est pour ça que j’aurais aimé que tu me lâches les santiags…

– Même pas en rêve ! Si ce type est impliqué dans le meurtre de ma sœur, va falloir qu’il s’explique. Et pas question de rater ses explications…

– Mais…

– Y’a pas de mais… On fait équipe et je suis plus rassurée à tes côtés qu’en restant à me morfondre chez moi.

– Ben dis donc…

– Ben dis donc quoi ? Je croyais que nous étions devenu un peu plus qu’un privé et sa cliente, non ?

– C’est pas faux. Et c’est même pour ça que je m’inquiète pour toi. Ce type est un tueur. On est face à une bande de malfrats qui ne reculent devant rien. Alors, oui, je crains pour toi.

– Et moi, pour toi. On est quitte…

Pendant cette petite passe amoureuse, le 4X4 de Badlands a pris du champ. J’accélère et recolle à deux voitures de la sienne. Il tourne à gauche.

– Tu as la moindre idée de l’endroit où il va ? s’inquiète Caroline.

– Aucune. C’est toi qui connaît bien San Antonio. Moi, je ne suis qu’un redneck de Bandera…

– Un redneck de Bandera que les filles du Coyote Bar appellent par son prénom…

Je ne sais pas où se rend Badlands, mais il s’y rend de bon cœur. Je jette un coup d’œil à ma jauge d’essence. C’est ric-rac. Si notre ami a dans l’idée de galoper à cette vitesse jusqu’à Las Vegas, ça va pas le faire. Heureusement, la circulation est plus fluide et la filature – toujours deux voitures entre lui et moi – est fastoche.

– Je crois que je sais où il va, dit Caroline.

– Ah, tu commences à être un peu utile…

– Il y a un night club, le Blue Domino, au bout de cette avenue. Pas un endroit qui a une bonne réputation…

– Et tu le connais ?

– Je n’y suis jamais allée. Mais on m’en a parlé.

– Qui ?

– Ma sœur, Laurie. Elle m’a dit y avoir été invitée une fois ou deux par un ami.

– Pas par Badlands quand même ?

– Elle n’a jamais prononcé ce nom. Tu penses bien que c’est la première chose que je t’aurais dite…

Le 4X4 de Badlands a ralenti. Sans prévenir, il tourne à droite et se gare sur un parking presque vide. Je continue mon chemin et m’arrête une centaine de mètres plus loin.

– Regarde !

Une enseigne multicolore indique en clignotant : Blue D min. Les o n’ont pas tenu le coup, mais Caroline a vu juste. Badlands descend de voiture et se dirige vers l’entrée du night club.

– On le suit ?

– Je le suis. Maintenant, Caroline, fini de rigoler. Tu m’attends dans la voiture et si, dans une demi-heure je ne suis pas revenu, tu appelles ce numéro. C’est celui de mon pote Fred Fitzgerald. C’est un privé à la retraite. Il saura quoi faire.

– Je garde le numéro, mais je t’accompagne.

– Tu es insupportable. Ecoute pour une fois…

– J’écoute. Mais je suis autant impliquée que toi, et peut-être encore plus, dans cette histoire. Alors je t’accompagne.

– Pas d’autres infos à me donner avant qu’on se jette dans la gueule du loup ?

– Rien d’autre. Je t’ai tout dit.

Elle m’avait tout dit… Sauf que sa sœur pouvait, à l’occasion, fréquenter des low places comme le Blue Domino. Sauf que… Mais je m’en foutais un peu. Ses grands yeux bleus me regardaient tendrement et mon cœur de midinette n’en demandait pas plus.

– Tu sais quoi ? On va se déguiser.

– Se déguiser ? Mais en quoi ?

– Tu vas voir. Mais si tu veux vraiment venir avec moi, c’est la condition. Il faut que tu changes de look.

– Comme ça ?

– Comme ça. J’ai tout ce qu’il faut dans le coffre. A commencer par une perruque brune. Avec tes cheveux blonds, tu es repérable comme une balise Argos…

Je tire du coffre une perruque brune et quelques vêtements bien amples et propres à transformer ma princesse Caroline en une petite bonne femme passe-partout. Quant à moi, avec une casquette de base-ball vissée sur la tête , des lunettes de vue vintage, une veste de treillis hors d’âge, je passerai aisément pour un brave péquenaud venu s’encanailler en ville avec sa sweetheart.

– Tu veux que je te dise ce qui fait problème, Caroline ?

– Quoi encore ?

– Même fringuée comme ça, même en brunette anonyme, tu restes belle comme un cœur…

– Fous-toi de moi… Je suis affreuse…

Bras dessus, bras dessous, nous faisons route vers le Blue Domino. En poussant la porte du night club, je dis à Caroline :

– Maintenant, ça passe ou ça casse..

– Ou ça peut passer en cassant…

Alain Sanders
(à suivre)

 

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