Un meurtre à Bandera

XI. Stand by me

 

Le bar est à moitié plein. Des soiffards qui ne savent plus s’il est midi ou minuit. Des p’tites femmes délurées. Des faux durs. Des vrais demi-sels. Toute une faune enveloppée dans des volutes de tabac lourd et un fond musical indigne d’un Etat comme le Texas, fidèle desservant de la plus belle musique du monde, la country…

Des solitaires soliloquent avec leur(s) verre(s). Deux ou trois couples se bécotent. Quelques forts en gueule tiennent de grands discours à des types qui n’en ont rien à secouer.

Personne n’a levé la tête quand nous sommes entrés. Pour eux, nous ne sommes rien de plus que deux paumés qui viennent partager leur solitude avec d’autres paumés. Pas de Frank Badlands en vue. On s’approche du bar à la propreté douteuse. Le barman n’est guère plus soigné.

– On vous sert quelque chose ?

– Deux Lone Star.

On empoigne nos long necks et on va s’installer dans un coin de la salle. Un gus, occupé à peloter une brunette très mafflue, interpelle le barman.

– Hey, buddy, t’as pas une autre musique que ce tintouin de merde ?

– J’ai que deux CD qui passent en boucle. Alors quand celui-la sera fini, t’auras l’autre, mec…

Une de mes chansons préférées de Toby Keith, c’est I Love This Bar. Ce dont je suis sûr, c’est que ce bar-là, je ne l’aime pas… Dans sa chanson, Toby Keith explique que le seul fait d’entrer son honky tonk favori met a big smile sur son visage. Au Blue Domino, c’est plutôt la soupe à la grimace.

Au moment où on ne l’attendait plus, Badlands apparaît au fond de la salle. Avec un type très baraqué. Il jette un coup d’œil sur la salle, mais sans inquiétude particulière. Il est là en terrain connu.

– Baisse la tête, me dit Caroline.

– Peu de chance qu’ils nous reconnaissent. On est dans la pénombre et nos déguisements font le reste.

– Quand même… Jouons les amoureux…

– “Jouons” ?

– Je veux dire : comportons-nous comme des amoureux…

Une lueur dans les yeux, elle se penche vers moi et m’embrasse avec passion ! S’il mate dans notre direction, Badlands ne va voir que deux tourtereaux énamourés…

– Il regarde encore ?

– J’sais pas, dit Caroline. Mais, au cas où, embrasse-moi encore.

– Tu serais pas en train d’en profiter par hasard ?

– Moi ? Quelle idée !

Badlands vient dans notre direction. Toujours flanqué de son mastard. Mais il passe sans s’arrêter et se dirige vers une petite porte masquée par une tenture rouge. Il soulève la tenture, pousse la porte et disparaît.

– On les suit !

On pousse le petite porte. Pour déboucher dans une autre salle. Un clandé. Des tables de jeu partout et une trentaine d’excités qui s’agitent autour.

Badlands et son pote sont allés s’asseoir dans un coin. Avec Caroline, tout en gardant un œil sur eux, nous allons vers la table de Black Jack.

La petite porte vient de s’ouvrir sur un nouveau personnage. Pas le genre de type qu’on se serait attendu à trouver là. Un brin classieux. L’air austère. Un mélange de contrôleur des impôts et d’expert-comptable.

– T’as vu ce type, demande Caroline, il a perdu son chemin ou quoi ?

– Va savoir… Le Blue Domino est peut-être un endroit à la mode. Ta sœur ne t’en avait pas parlé ?

– Ne recommence pas avec ma sœur. Le seul truc qu’elle m’ait dit, c’est le nom de ce night club. Et qu’elle est venue s’y arsouiller avec des amis.

Le nouveau venu s’approche de la roulette. Il serre quelques mains et s’assoit.

– C’est peut être le cas de ce type : comme ta sœur, il vient s’encanailler. On repasse dans l’autre salle.

L’homme qui, un peu plus tôt, a protesté contre la musique de merde, est allé chercher un CD dans sa voiture. Il le tend au barman :

– Tiens, mets ça, ça va vous changer…

Bon choix. Un album de Gretchen Wilson. Avec sa chanson à la gloire des redneck women. Ce qui déclenche les applaudissements des autres consommateurs.

– Je me demande ce qu’ils viennent faire dans une boîte comme le Blue Domino s’ils aiment la country…

– C’est peut-être le bouge le plus proche de chez eux. Et ils peuvent y boire sans reprendre leur voiture.

Soit qu’il n’aime pas la country, soit qu’il ait un T-Bone sur un barbecue, Badlands a quitté la petite salle. Deux mots à l’oreille de son acolyte et direction la sortie.

– On le suit ? me demande Caroline.

J’hésite à le faire. Il n’est pas venu par hasard au Blue Domino. Et c’est au Blue Domino que je dois essayer de savoir ce qu’il est venu faire.

– Non, on reste. Je vais rôder un peu dans l’établissement.

– Et moi ?

– Toi, tu continues à siroter et tu m’attends.

Par miracle, elle ne proteste pas. J’ai même droit à un gentil OK. Elle ajoute :

– N’oublie pas de venir me récupérer quand même…

– Promis.

Je regarde dans le clandé. Rien n’a bougé. Le barman s’est absenté pour aller aux cagoinces apparemment. Il y a une porte à droite du bar. Je la pousse. C’est une pièce aménagée comme un petit studio. Avec un lit. Et sur ce lit, un homme.

Endormi.

Je m’approche sans bruit, histoire de ne pas le réveiller. Pas de risque pourtant : il est aussi mort qu’on peut l’être. Sa tête ne me dit rien. Mais une idée me trotte dans la mienne de tête : et si c’était l’homme qui avait essayé de me descendre devant chez Caroline ? J’étais sûr de l’avoir touché. Pas suffisamment pour le sécher sur place, puisqu’il a eu le temps de se carapater, mais assez salement pour qu’il vienne terminer sa course – et sa vie – au Blue Domino. Ce qui expliquerait la présence de Badlands venu aux nouvelles et reparti rendre compte à ses employeurs : alerté par le barman, il a constaté les dégâts. Vu l’état du gunman, il a sans doute passé consigne au mastard qui l’accompagnait : se débarrasser du corps.

Je fouille les poches du défunt. Un vieux larfeuille et une carte d’identité qui indique une domiciliation à Las Vegas. Le port d’attache de notre brave Badlands. Le mort ? Un simple porte-flingue qui a foiré son contrat : me mettre définitivement hors d’état de nuire…

Passionné par ma découverte, j’en ai oublié que je suis en terrain ennemi. Alors que je suis toujours penché sur mon maccab, deux types me tombent sur le râble. Un coup de matraque. Je tombe comme une feuille morte.

Quand je reprends mes esprits, je me retrouve face à un visage connu : Chris Paway, le malabar qui m’a déjà fait des misères lors de ma visite à Frank Badlands. Il ricane :

– Alors, Mister fouille-merde, on se fait cueillir comme une gonzesse ?

Je ne trouve pas utile de lui répondre. Je me suis fait cueillir comme un débutant, en effet… Paway va jusqu’à la porte. Il l’ouvre et appelle le barman.

– Besoin d’un coup de main ?

– Aide-moi à le mettre debout, mais fais gaffe, c’est un vicelard.

Ils me redressent. Sans leur aide – si on peut tourner la chose comme ça – je m’écroulerais.

– Ecoute bien ce qu’on va te dire, mariole. Tu vas nous suivre gentiment. Ce qui t’évitera un autre coup sur la tête. Et ça, c’est pour commencer…

– Vous m’emmenez où ?

– Eh ben ça, c’est plus ton problème. Tu es notre invité et on t’invite à une longue promenade…

Je sais ce qu veut dire “longue promenade” chez ces gens-là… Une belle métaphore pour “ voyage vers l’éternité ”. Ce qui me rassure relativement, pour l’instant, c’est qu’ils ne peuvent prendre le risque de me refroidir dans les locaux du Blue Domino où ils ont déjà un cadavre à gérer.

S’ils me font traverser la salle du bar, Caroline va me voir et se débrouiller pour alerter le 911, le 7e de Cavalerie où les mânes de Bowie, Travis et Crockett… Mais une telle solution m’étonnerait. Ils vont plutôt me faire sortir en lousdé. Et pas par la grande porte…

Bingo… Le barman me fait basculer par la fenêtre. Sans se préoccuper de savoir comment je vais atterrir sur le bitume. Il sort son flingue :

– Debout ! Tu vas marcher tranquillement vers le parking. Jusqu’à la voiture.

Arrivé à hauteur du véhicule, je me laisse glisser au sol. S’ils veulent me faire monter, va falloir qu’ils me portent.
– Relève-toi et vite !

Je fais le mort, anticipant somme toute leurs intentions à mon égard… A coups de pied, Paway essaie de me “ ranimer ”. Je ne bouge toujours pas. Si j’ai une petite chance de m’en tirer, c’est en restant là le plus longtemps possible en espérant, qui sait, qu’un passant s’inquiète de mon sort.

– Viens m’aider, faut le transporter dans le coffre…

A deux, ils me prennent par les jambes et les bras. Au moment où ils me poussent dans le coffre, je dégage mes jambes et me laisse retomber sur le sol.

– Ah, tu veux la jouer comme ça ? Tu montes ou je te flingue !

– Flingue-moi, j’ai horreur de voyager dans un coffre…

Furieux comme un bison qui n’a pas envie de croiser la route de Buffalo Bill, je fonce tête baissée. Je renverse le barman. Je bouscule Paway. Perdu pour perdu, autant montrer à ces rascals comment un Texan sait mourir…

Soudain, le parking s’éclaire, des sirènes et une voix, comme celle d’un messie un soir d’apocalypse qui crie :

– Police ! Posez immédiatement vos armes !

“Je n’en ai pas”, glapit le barman qui s’est dépêché de jeter son flingue sous la voiture. Quant à Paway, il doit savoir qu’on ne fait pas le malin avec la police de San Antonio : il jette son arme et lève les bras au-dessus de la tête.

– Tout va bien , monsieur ? me demande la jolie fliquette qui m’aide à me relever.

– Maintenant que vous êtes là, oui…

Menottés, face contre terre, Paway et le barman ne la ramènent pas.

– Tu récupères ?

C’est Caroline. Et c’est elle qui, ne me voyant pas revenir, n’a pas hésité à appeler la police. Elle vient tout simplement de me sauver la vie.

– Tu sais que je t’aime, toi…

– T’es sûr ? C’est pas l’émotion qui te fait dire des choses que tu pourrais regretter plus tard ?

– Idiote…

L’officier de police en charge de l’opération propose de me conduire à l’hôpital avant d’aller faire ma déposition.

– Je ne suis pas vraiment blessé, sir, juste une grosse bosse… Mais si vous étiez arrivés deux minutes plus tard…

– Il va falloir nous en dire un peu plus. Nous expliquer pourquoi ces deux hommes vous veulent du mal. On les embarque. Vous nous suivez au poste.

Un quart d’heure plus tard, Caroline et moi faisons un rapport détaillé des évènements. Ma qualité de “privé”, état souvent mal considéré par la police, ne semble pas gêner mes interlocuteurs. Ils sont en revanche beaucoup plus intéressés quand je prononce le nom de Frank Badlands. Et encore plus intéressés d’apprendre que Caroline était la sœur de la jeune femme assassinée à Bandera.

Ils nous font apporter de la bière, des sandwichs, du café. Et nous recommençons à raconter notre histoire…

Alain Sanders
(à suivre)

 

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