Un meurtre à Bandera

II. Lone for the money, two for the show…

 

Elle était devant le Cowboy Bar. Une apparition. A éclipser les jolies Texanes dont mes yeux s’étaient régalés toute la soirée. Une fille de rêve. Comme on n’ose en rêver dans nos rêves les plus fous.

Son pick-up garé sur le petit parking situé à droite du Cowboy Bar, elle se dirige – elle ne marche pas, elle flotte – vers l’entrée du saloon. Deux hommes, dans un état largement à l’ouest du Mississippi et donc peu conscients – leurs dégaines peu avenantes et l’aura de la fille – des réalités, l’interpellent, pas méchamment, mais bon…

- Tu sais quoi, Baby ? C’est ton jour de chance, on est deux braves types et on te paierait volontiers un verre.

Elle pose sur eux le regard de quelqu’un qui a déjà eu cent fois à gérer ce genre de propositions.
- C’est très sympa, les gars, mais j’ai rendez-vous au bar et je suis déjà en retard…

Ils font mine de la chahuter un peu. Histoire de ne pas perdre la face. Je fais un pas dans sa direction. Une sorte de bouée de sauvetage bien qu’elle soit manifestement de taille à se défendre sans moi.
- Vous pouvez me donner un coup de main ? Ils sont deux, ils sont lourds, je suis seule et légère…
- A vos ordres, m’dame.

J’écarte les deux soiffards, dans une état finalement plus proche du Massachusetts, c’est-à- dire loin, très loin du Texas, et je propose mon bras à l’apparition. Elle le prend et me dit :
- Vous n’iriez pas récupérer mon sac dans mon pick-up ? J’étais tellement pressée d’arriver que je l’ai oublié. Je vous attends à l’intérieur.

Je me dirige vers son SUV sans lui en demander les clefs. Chez nous, à Bandera, on ne ferme ni les portes de nos voitures, ni celles de nos maisons. Et, quand on a un problème, c’est rare qu’on fasse le 911…

Son sac est sur le siège passager. Une sorte de fourre-tout que les gentlemen appellent un vanity case et les loustics des « baise en ville ». Et je reviens vers le Cowboy Bar. Au même moment, je croise la belle danseuse qui a occupé mes pensées (je suis un gentleman) toute une partie de la soirée. Quelques minutes plus tôt, je me serais félicité de cette opportunité, mais là j’avais rendez-vous avec Miss Monde…

Un coup d’index sur mon Stetson pour saluer la belle, signifiant par là que je n’ai pas le temps de lui faire la causette et je taille la route. Elle n’insiste pas. Comme j’arrive devant le saloon, un rombier m’interpelle.
- Hey, Ray !

Je ne connais pas ce type qui connaît, lui, mon prénom. Habillé façon rupin, il n’a pas la tenue habituelle de nos soirées au Cowboy Bar, à savoir un Stetson, une chemise blanche immaculée fermée au cou, un Wrangler qui casse sur les bottes. Il porte un costard comme on en porte en ville. Un truc lugubre, mais classieux genre jeune cadre qui se la pète. Ou truand nouvelle manière, gandin un peu m’as-tu vu. Il avance vers moi, me détaille de haut en bas comme pour m’évaluer. Ce qui a le don de m’indisposer.
- C’est vous Ray Johnson ?
- Qui le demande ?
- Que faites-vous avec ce sac de gonzesse ?

Je le regarde calmement. Et je sais tout de suite que ce n’est pas un cadre de San Antonio en goguette à Bandera, mais un truand venu de Dallas ou de Houston. Grand. Bien charpenté. Sûr de lui. Méchant. Et un brin vicelard.
- En quoi ça vous intéresse ?
- C’est moi qui pose les questions.
- Et c’est moi qui n’y répond pas…
- Je sais qui vous êtes. Un p’tit « privé » basé chez les bouseux.

Une réflexion qui me donne à penser que ce type vient d’ailleurs. Je veux dire ni de Dallas ni de Houston. Jamais un Texan n’aurait eu l’audace de traiter de « bouseux » les gens de Bandera.
- Vous n’êtes pas vraiment aimable, non ?
- Pas besoin avec des types comme vous. Alors qu’est-ce que vous faites avec ce sac ?
- Il est à moi. C’est la mode chez les bouseux de Bandera de se promener avec des sacs de dame…
- Alors passez-le moi votre sac de tarlouze. Une question cependant : qui attendiez-vous ce soir au Cowboy Bar ?
- Ici, vous êtes sur mon territoire. Allez-vous faire mettre, vous et vos questions !
- C’est vous qui allez vous faire mettre… Je vous donne cinq minutes pour me donner ce sac, vous tirer et rentrer chez vous. Sinon, on va vous y aider…
- Qui ça « on » ? Où sont les autres « on » de votre genre ?

Il y avait bien un mois que ma fréquentation du Cowboy Bar ne m’avait pas valu une bonne bagarre. La plupart du temps, des bagarres pour le fun, histoire de garder la forme.
- Il n’y a pas d’autres « on ». Juste moi. Et si vous n’obtempérez pas, ça va suffire largement à faire votre bonheur. Vous me donnez ce sac et vous vous tirez gentiment…
- Va te faire…

Je n’ai pas le temps de finir ma phrase. Sans prévenir, il m’assène un coup façon cowpuncher. Des années de pratique me permettent d’amortir l’impact. Et de contre-attaquer. Un crochet du droit pour commencer. Un uppercut pour continuer. Un direct pour finir. Il s’écroule. Sonné pour le compte. La bagarre a attiré un public. On s’est passé le mot dans le saloon : « Ray se castagne ». Inutile de dire que tous les curieux sont de mon côté. Et les encouragements fusent.
- Finis-le Ray ! Ne lui laisse pas une chance !

Je ne lui ai pas laissé une chance. Il tente de se relever, se tenant le menton, les yeux dans le vague.
– Vas-y Ray, il n’a pas encore compris, explique-lui comment ça se danse à Bandera…

Il a encore besoin d’explications, en effet. Aussi, sous les vivats des spectateurs, j’entreprends de conclure la leçon. Méthodiquement. Dans le Cowboy Bar, le groupe Almost Patsy Cline est remonté sur scène et je m’applique, en mesure, à accompagner Okie From Muskogee. S’il y en a qui sont fiers d’être de Muskogee, Oklahoma, nous sommes encore plus fiers d’être de Bandera, Texas…

Il finit par crier grâce. Epoussetant son costard qui ne ressemble plus à grand chose, il repart en titubant vers le parking. Il croit utile de me lancer au passage :
- Pour l’instant, t’as gagné… Pour l’instant. Mais on va se retrouver, tu t’en doutes…
- C’est ça, mon gars, on va se retrouver. En enfer.

Alain Sanders
(à suivre)

 

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