Un meurtre à Bandera

III. Save the last dance for me

 

Je regarde partir ma « victime ». Je serre soigneusement le sac de Miss Monde contre moi. Au moment où je me dirige vers le Cowboy Bar, je la vois qui vient vers moi.

- Pas toujours facile de s’occuper du sac des dames, non ?

- C’est vrai. Mais j’ai connu plus difficile…

- Au fait, je ne vous ai pas dit mon nom ?

- Il ne me semble pas…

- Je m’appelle Caroline Lawson.

Miss Monde est donc ma mystérieuse cliente. Je ne connaissais que sa voix. Le plumage vaut largement le ramage.

- Je suis Ray Johnson. Mais ça, vous deviez-vous en doutez, je parie ?

Elle fait « oui » de la tête avec un sourire lumineux en rab. Un sourire un peu tendre qui achève de me faire fondre. Je sais immédiatement qu’elle peut tout me demander. Travailler pour elle. Travailler pour elle. C’est la meilleure chose qui peut m’arriver après une période de vaches maigres (ce qui n’est jamais bon au Texas) et une kyrielle de donzelles qui, à côté d’elle, me semblent avoir été des grosses dondons.

- On va s’en jeter un ? J’en ai besoin…

- Je vous suis. Et c’est moi qui régale. Je vous dois bien ça.

Elle ne me doit rien. Mais si elle tient absolument à me prouver sa reconnaissance, je ne trouve rien – et tout au contraire – à redire. En passant la porte du bar, je sens les regards envieux des autres hommes et les sentiments homicides des femmes : « Ah, ce Ray, toujours sur la brèche… » Je prends un air modeste, mais je suis fier comme le général Lee après la bataille de Bull Run.

- Vous allez m’expliquer, n’est-ce pas ?

- Bien sûr. Mais ce type à qui vous venez d’expliquer que deux et deux font crac, vous le connaissez ?

- Jamais vu. Et vous ?

- Jamais vu non plus. Ce n’est pas vraiment mon type d’homme…

J’aurais bien aimé qu’elle ajoutât : « Mais vous, en revanche… » Mais calmos. Ne brûle pas les étapes, Ray, tu sais que ce n’est pas le moindre de tes défauts.

- Si vous me disiez d’abord pourquoi vous avez fait appel à moi ?

- J’y viens. Mais commençons avec une Lone Star et une tequila pour fêter notre rencontre.

On s’installe au bar. Sammy, le bartender, n’a pas besoin que je précise la commande. Hypnotisé par Miss Monde, il s’empresse de nous servir.

- Alors ?

- Alors, Mr. Johnson ?

- Ray…

- Ray… Voilà : il s’agit de ma sœur, Lorie, je m’inquiète pour elle.

- Pourquoi ? Elle découche ?

- Oh, si ce n’était que ça… Non, elle est divorcée et remariée.

- Où est le problème ?

- Elle a peur d’être assassinée.

- Rien que ça ?

- Rien que ça, en effet…

- Elle vous l’a dit ?

- Elle me l’a fait comprendre. Je la vois se désagréger tous les jours. Elle n’ose plus sortir. Et, quand elle accepte de sortir, elle n’a qu’une hâte : rentrer chez elle et s’enfermer à double tour.

- Qui voudrait la tuer ? Et pourquoi ?

Elle s’interrompt. Des danseurs, assoiffés, viennent de quitter le dance floor pour assiéger le bar en râlant parce qu’on ne les sert pas assez vite. Ce qui ne trouble guère Sammy. Avec le calme d’un vieux pro de la chose, il lance d’apaisants :« Un moment, j’arrive… » Elle propose :

- Vous ne voulez pas qu’on aille près de la scène ? On sera plus tranquille pour parler.

- Sur fond de polkas endiablées ?

- Nous pourrons nous parler dans le creux de l’oreille en étant sûr de préserver l’intimité de nos échanges. Sinon, je vous proposerais bien…

- Dites toujours…

- Eh bien, si ça vous tente, vous pourriez me rejoindre à mon motel.

- Lequel ?

- Je suis au River Inn après le carrefour à droite, tout près de la rivière…

- Oh, ne vous fatiguez pas, je connais par cœur.

- Alors banco ! Je pars la première et vous me rejoignez, disons dans une petite heure.

- Si tard ?

- Le temps de me rafraîchir un peu. J’ai fait quelques heures de route depuis Austin et je me sens affreuse. Buvez un coup, dansez avec cette superbe blonde qui vous dévore des yeux et rejoignez-moi. See you !

C’est vrai qu’elle me regarde bien gentiment cette Lynn qui, une heure plus tôt, m’a lâché pour son Frank improbable. Caroline Lawson partie, Lynn vient vers moi.

- Plus de copine ?

- De copine ? Ah, vous voulez parler de Miss Univers ?

- Miss Univers ? Ne me faites pas rigoler ! C’est de la crevette, ça… Elle peut faire illusion auprès des cowboys locaux, mais dès qu’on en vient aux choses sérieuses, y a plus personne…

- Tandis que vous…

- Vous allez être indélicat… Venez plutôt danser…

On se fraie un passage au milieu des couples et on finit par trouver un petit coin tout près de la scène.

- Je croyais que vous deviez partir avec l’aimable Frank ?

- Je vous avais dit « au revoir », pourtant. Alors me revoilà…

Un morceau un peu lent. Un sway, autant dire notre slow à nous. Mais Lynn, qui semble m’avoir à la bonne, préfère le danser comme un slow justement… Elle se colle à moi comme une noyée accrochée à un bout de radeau.

Serrant Lynn contre moi, je n’ai guère le temps de savourer ma bonne fortune : Frank et le gus que j’ai corrigé tout à l’heure pointent le bout de leur nez. Apparemment copains comme cochons.

- V’là votre petit ami, le charmant Frank, young lady…

Elle jette un coup d’œil par-dessus mon épaule et se colle un peu plus, si faire se peut. Contre moi.

- Il vous fait peur ? On ne fait rien de mal, non ? On danse, quoi de plus normal dans un dance floor

Les deux hommes marchent sur nous. L’air mauvais. Frank surtout. J’ai même l’impression que l’autre, échaudé par sa rouste récente, essaie de tempérer les ardeurs de son pote. A ce moment précis, je me rappelle que je suis sorti sans mon Smith & Wesson. Faut dire que je ne m’en encombre guère quand je viens au Cowboy Bar.

Le groupe Almost Patsy Cline annonce un autre break. Les couples se défont. Et Lynn se décolle.

- Vous rejoignez votre ami ou on s’en jette un petit derrière le bolo tie ?

- J’sais pas… D’autant que c’est lui qui risque de vous offrir la prochaine tournée.

Frank et son pote, qui n’est pas le mien, arrivent à notre hauteur.

- J’t’avais pas dit qu’on se reverrait, cowboy ?

- Je vous ai manqué à ce point ?

En même temps que je fais le malin, je me cale contre une table. Histoire de voir venir. Et de les voir venir. Ma main s’arrête sur une bouteille de bière. Au cas où…

- Vous me manquiez tellement que je suis revenu aussi vite que j’ai pu. Avec un camarade.

- Faut dire que vous faites un joli petit couple tous les deux…

Frank fait un pas de plus. Agrippant Lynn par le bras, il lui montre la sortie.

- Toi, tu caltes !

Elle ne discute pas. Frank n’est peut-être qu’un demi-sel, mais c’est un voyou total et elle le sait.

- On sort où on vous fait votre fête ici ?

- C’est vous qui choisissez. Mais, avant de commencer, je vous préviens que le premier qui fait un pas de plus va aller rejoindre la sciure du dance floor

Le type que j’ai déjà cogné un peu plus tôt bouge. Mais pour faire deux pas en arrière. Je garde Frank à l’œil. C’est de lui que peut venir le méchant coup fourré.

Sammy, qui vient d’aller soulager un trop-plein de bière, passe tout près de nous. Il n’a pas besoin d’une longue explication pour capter que les deux hommes, ces deux étrangers à Bandera, sont tout ce qu’on veut sauf de braves types.

- Tout baigne, Ray ?

- No sweat… Mais ne t’éloigne pas trop du bar, je peux avoir besoin de toi.

Les deux compères semblent hésiter. Frank sent bien que son collègue n’est plus très chaud pour la castagne. Pour ma part, je les vois mal me tomber sur le râble à l’intérieur du Cowboy Bar. Inconnus dans le patelin, ils ont toute les chances de se faire lyncher par les clients. Il suffirait d’ailleurs que je lance à la cantonade : « Hey, les amis, il y a deux Yankees qui veulent me faire des misères » pour que le saloon tout entier leur joue Dixie… Leur seule choix, c’est de m’attirer à l’extérieur, du côté du parking, et de m’arsouiller dans le noir.

- Vous viendriez pas vous expliquer dehors ?

- Pourquoi pas ? Mais une question : pourquoi tant de haine ? Je ne vous connais pas. Je ne vous ai jamais vus. Et je n’ai aucune enviez de vous connaître mieux.

- Pourquoi vous tourniez autour de Lynn ? demande Frank.

- Pourquoi vous n’avez pas voulu me donner le sac ? renchérit le gandin.

- Oh là, ça fait beaucoup de questions à la fois ! En ce qui concerne Lynn, je ne savais pas que cette grande fille, apparemment majeure, était chasse gardée. En ce qui concerne le sac, je n’ai pas à justifier quoi que ce soit.

- Ce ne sont pas les bonnes réponses, mon gars…

- Eh bien, ce sont les miennes, mon gars.

A partir de ce moment, je sens que je ne vais pas échapper à une explication de gravures. Mais, comme j’ai promis à la police locale, pas plus fan que ça des « privés », de ne pas chercher les histoires (après quelques « dérapages » récents), j’essaie de temporiser.

- Il me semble qu’on a fait le tour du problème. On peut peut-être en rester là, non ?

- On n’a fait le tour de rien du tout et ça ne fait que commencer.

- Eh bien, commençons. Je suis votre homme.

- Pas ici, ça ferait désordre. On sort…

Je m’en doutais. Un peu bas de plafond, les deux pieds nickelés, mais pas suicidaires au point d’affronter toute la population du Cowboy Bar. Sortir, ne pas sortir, telle est la question.

- Je vous le redemande encore une fois : pourquoi vous me chercher ?

- Parce que tu nous intéresses, gros malin…

- Ah, on se tutoie maintenant ?

Je regarde ma montre. Caroline Lawson doit se demander, dans sa chambre du River Inn, ce que je deviens. Plus le temps de faire des manières.

- On va sortir. Et vous m’expliquerez peut-être ce soudain intérêt pour ma personne…

Je passe devant le bar où je croise le regard interrogateur de Sammy.

- Tu es sûr que tout baigne toujours, Ray ?

- Tout baigne. Je vais aller prendre l’air avec ces deux gentlemen. On sera devant l’entrée. Dans cinq minutes, tu pourras venir aux nouvelles et m’apporter une bière.

Sur le dance floor, j’aperçois Lynn qui danse avec un cowboy. Frank le jaloux, Frank le sourcilleux, Frank le rouleur de mécanique, ne lui accorde pas un regard.

Alain Sanders
(à suivre)

 

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