Un meurtre à Bandera

VII. San Antonio Rose

 

Interpellée par l’irruption de Lynn, Caroline nous fait un très convaincant remake de Who’s That Girl ? L’heure n’étant pas aux mondanités, je choisis de parer au plus pressé.

- Je ne vous avais pas oubliée dans la voiture, Lynn, mais je dois dire qu’un instant…

- Des heures !

- … qu’un instant j’ai eu à régler deux ou trois petites choses. Regardez…

Son regard se pose sur les deux corps étalés, le désordre dans le salon, Alamo qui miaule de mécontentement. Mais son attention – les femmes n’ont pas toujours le sens de l’urgence – se porte surtout sur Caroline en qui elle a vu immédiatement – allez savoir pourquoi – une rivale.

- Qu’est-ce que vous avez inventé pour vous rendre intéressant ?

- Rien de moins que ces deux voyous dont je ne sais rien mais qui, eux, semblent avoir envie de me connaître mieux…

- Et celle-là ?

- Celle-là, c’est Caroline Lawson. Ma cliente.

Les deux femmes se lancent un regard assassin. Lynn parce que Caroline lui semble trop pépète pour être honnête. Caroline parce que Lynn vient nous déranger au mauvais moment. Quant à Alamo, il va de l’une à l’autre en ayant l’air de dire : « Que la meilleure gagne ! »

Caroline décide de donner un début d’explication à Lynn.

- On vient de tuer ma sœur, Laurie…

- Vraiment ?

- Vraiment, dis-je. Et ce n’est peut-être pas le moment de nous jouer Othello…

- Qui ?

- Considérez que je n’ai rien dit…

- Je compatis, dit Lynn. Ce qui n’explique pas pourquoi cette fille canon est chez vous.

- Parce que c’est mon métier, Lynn ! Caroline est une cliente. Elle l’était avant l’assassinat de sa sœur, elle l’est encore plus maintenant que sa sœur a été refroidie. Maintenant, vous allez me faire le plaisir de vous éclipser toutes les deux. Je vais appeler la police et essayer d’expliquer l’inexplicable et demander à Mrs. Prather de venir remettre un peu d’ordre dans ce foutoir…

Il n’aurait pas été inutile que Mrs. Prather mette aussi un peu d’ordre dans ma vie. Mais ça, c’était encore une autre histoire…

- On se revoit quand ? demande Caroline.

- Le plus tôt possible. Vous rentrez chez vous et vous essayez de rassembler tous les éléments qui peuvent m’être utiles pour mener mon enquête. C’est moi qui vous contacterai.

- Et moi ? s’inquiète Lynn.

- Vous, direction votre chez vous ! Laissez-moi un numéro de téléphone, je vous rappellerai. J’ai des questions à vous poser à vous aussi.

- Genre ?

- Genre la vie, l’amour, la mort. Autant dire des choses sans importance… Profitez de la voiture de Caroline pour rentrer à San Antonio.

Caroline sort en me lançant un très émouvant : « Je compte sur vous ». Il me reste à faire mes adieux à Lynn et à appeler le shérif. Comme Caroline, Lynn me fait promettre (mais sans doute pas pour les mêmes raisons) de la rappeler. Je lui en fais la promesse. Et je téléphone à Mark Benson, représentant officiel de la Loi et de l’Ordre à Bandera.

Dix minutes plus tard, il déboule avec son adjoint, Kris Meister, un grand échalas lymphatique originaire de New Braunfels.

- Alors, cousin, besoin d’un coup de main ?

Mark m’appelle « cousin » parce que nous le sommes vraiment. Je l’aime bien et il me le rend bien même s’il n’apprécie guère mon mode de vie… Tout petits, nous étions déjà différents. Lui, très clean cut lad, un peu boy scout. Moi, plus rebelle et, si tant est que cela signifie encore quelque chose dans un monde où l’on est entouré de barrières, un peu outlaw sur les bords. Don’t Fence Me In comme chantait Gene Autry…

- J’ai deux colis à te livrer.

- Voyons voir…

Pendant que Mark et Kris procèdent à une fouille en règle des deux malfrats, sortis des vaps et exigeant d’être libérés au motif que je les ai agressés sans raison, j’explique la situation dans les grandes largeurs. A savoir sans me perdre dans les détails. Ce qui me bluffe, c’est que Mark ne semble rien savoir du ramdam au River Inn. Un meurtre tout de même…

- Alors dites-moi, les gars, mon cousin vous a agressés gratuitement ? Il vous a attirés chez lui et il s’est mis à vous tabasser ? Ce qui ne m’étonnerait pas outre mesure, c’est un vieux pervers…

- C’est presque ça, dit celui qui répond au prénom de Rick. Nous venions le consulter pour une affaire, peut-être même pour l’engager. Quand nous sommes arrivés, la porte était ouverte…

- Personne ne ferme sa porte à Bandera, dit Mark.

- … et nous sommes entrés dans l’idée d’attendre son retour.

- Et quand il est arrivé, vous lui êtes tombé dessus… Je me trompe ?

- Complètement ! C’est lui qui nous est tombé dessus ! Nous cherchions à allumer la lumière, il nous a sans doute pris pour des cambrioleurs…

- Vous savez quoi, les gars ? Gardez votre histoire pour votre avocat et les gens de la ville. Ici, je vous le dis gentiment, ça ne va pas tenir la route une seule seconde… En attendant, je vous embarque.

Pendant que Kris les fait monter dans le 4X4, je demande à Mark :

- Rien de spécial à signaler en ville ?

- Je commençais à me demander si tu te déciderais à poser la question. Oui, y’a du nouveau. Et du lourd. On a un macchabée, plutôt une, sur les bras. Une certaine Laurie Lawson. Quelques balles dans le buffet. Des infos là-dessus?

- Non, ce nom ne me dit rien.

Ce n’est qu’un demi mensonge. Après tout, je ne l’ai jamais vue cette Laurie. Pour l’heure, inutile de m’embarquer dans une histoire emberlificotée. Je demande quand même :

- On a repéré les tueurs ?

- Pourquoi les tueurs ? Il s’agit peut-être d’un seul homme.

- Tu as raison. Je reformule ma question : des nouvelles de l’assassin ?

- Aucune. Mais des gens des bungalows voisins ont vu deux – peut-être trois – hommes s’enfuir en voiture. On a vu une femme aussi.

- Une femme ?

- Oui. Elle a quitté le River Inn quasiment sur les pas des tueurs supposés. On recherche les individus. Mais tu comprends bien que la moindre info sur cette femme mystérieuse serait la bienvenue. Tu n’as pas une petite idée à ce sujet ?

- Rien de rien…

Un instant, je suis tenté de lui en dire un peu plus. Mais difficile de le faire avant d’avoir revu Caroline. S’il l’arrête, c’en est fini de mon enquête.

- Quelqu’un a pu donner le signalement de la femme ?

- On a des témoignages parcellaires. Une blonde. Une très belle fille. Elle t’intéresse ?

- Simple déformation professionnelle… Mon côté fouineur que tu connais. Ce n’est pas tous les jours qu’on a un meurtre à Bandera. Et puis il y a ces deux types. Beaucoup de remue-ménage pour une seule nuit. Du coup, je me demande si ces deux événements, le meurtre et cette intrusion dans mon sweet home, ne sont pas liés. Ces deux types, ce ne serait pas les deux tueurs ?

- Impossible. A l’heure où ça pétaradait au River Inn, ces deux pékins étaient en train de se garer près de chez toi. On a des témoins. A t’attendre. Pourquoi ? Je comptais un peu sur toi pour me le dire…

- Malheureusement…

- Malheureusement, comme tu dis. Je vais essayer de les faire parler. Tu nous accompagnes ?

- Le temps de me changer et j’arrive.

Mark et Kris démarrent sur les chapeaux de roues avec les deux malfrats soigneusement menottés. Enfin seul, j’appelle le numéro à San Antonio que Caroline m’a indiqué. Personne ne décroche. Elle n’a pas eu le temps d’arriver chez elle, bien sûr, mais j’aurais pu tomber sur un domestique un peu bavard. Alors, en route pour le bureau du shérif.

Les deux types, installés derrière une table, Mark se prépare à les cuisiner. Je lui demande :

- Je pourrais voir le corps de la victime ?

- Pourquoi ? Tu m’as dit ne pas la connaître.

- Justement. Je voudrais en être sûr.

- Vas-y.

Dans la salle qui sert de morgue, le corps de Laurie est étendu sur une planche. Elle a salement morflé. Je m’approche et j’écarte délicatement ses cheveux blonds. Et je la reconnais. C’est la fille qui dansait au Cowboy Bar sur les morceaux du groupe Almost Patsy Cline. En attendant Caroline ? En attendant de m’être présentée ? Mystère. Je reviens dans le bureau de Mark.

- Jamais vu cette fille. Je te laisse t’occuper des deux clients. J’ai des trucs à régler.

- Oh, j’en suis sûr…

Je passe récupérer ma voiture. Direction San Antonio. Il ne me faut pas une heure pour y arriver. Je m’installe au Travelodge, un motel du centre ville où j’ai mes habitudes. Comme c’est à une encablure du site d’Alamo – le fortin, pas mon chat – je ne manque jamais de rendre hommage au passage aux héros dont les noms sont gravés sur le monument d’où se détachent Travis, Bowie et Crockett. Une « sainte trilogie » chère au cœur de tous les Texans.

Caroline habite au cinquième étage d’un immeuble situé à proximité du River Walk, promenade favorite des habitants de la ville et des touristes qui viennent, en fin de journée, chercher un peu de fraîcheur le long de la San Antonio River, aujourd’hui canalisée.

Caroline n’est pas là. « Elle est rentrée et elle est repartie presque aussitôt », me dit le portier chamarré comme un amiral d’opérette.

Je décide d’aller au Marché mexicain où Lynn m’a dit, au cours de notre virée, avoir ses habitudes. Et je tombe sur elle du premier coup à la terrasse de La Margarita où elle déguste un impressionnant cocktail. Elle n’a pas l’air surpris de me voir.

- Je vous manquais à ce point ?

- Oui et non. En fait, je suis venu voir Caroline.

- Tiens donc…

- Oh, ce n’est pas une quête sentimentale… Après le meurtre de sa sœur à Bandera, je crains qu’elle soit menacée elle aussi. Elle ne vous a rien dit quand vous êtes parties de chez moi ?

- Rien. Elle m’a ramenée à San Antonio. Tout le long de la route, nous avons parlé de vous, un peu, et des hommes, beaucoup. Des histoires de filles en somme…

- Vous avez projeté de vous revoir ?

- A l’occasion. Elle m’a donné son adresse, je lui ai donné la mienne et bye bye love…

Je commande un hurricane. Une heure durant nous bavassons presque comme deux amoureux en goguette. Lynn me dit qu’elle a trouvé un engagement au Coyote Club. Situé sur le River Walk, cet établissement a servi de décor au film Coyote Girls. Ce n’est rien d’autre qu’un long bar sur lequel des filles bien roulées, petits shorts en jean au ras des fesses, se trémoussent sur des musiques tonitruantes et sous les yeux de consommateurs qui n’en perdent pas une miette.

- Quel genre de job ?

- Barmaid. Et danseuse. Vous connaissez le style de la maison, j’imagine…

- J’y suis allé deux, trois fois. Ce n’est pas vraiment mon truc : tout plaisir que la main n’atteint pas n’est pas un vrai plaisir… Mais je suis sûr que si vous grimpez sur le bar, vous allez faire monter la température et le nombre de consommations…

- C’est le concept…

Je l’embrasse sur les joues, je lui promets que j’irai la voir au Coyote, et je reprends la direction de l’immeuble de Caroline. « Elle n’est pas revenue, me dit le cerbère. Vous voulez lui laisser un message ? »

- Non, je repasserai. Dites-lui simplement que vous m’avez vu. Je m’appelle Ray Johnson, lui dis-je en lui glissant un billet de vingt dollars.

- Ce sera fait, Mr. Johnson.

Pour tuer le temps, je redescends vers le River Walk. Un T-Bone et quelques Lone Star puis je téléphone à un de mes amis, Fred Fitzgerald, un ancien « privé » à la retraite. Un demi-heure plus tard – Fred ne refuse jamais un verre (et plus) gratos – il me rejoint.

- A part le plaisir de trinquer avec moi, je suppose que tu as un service à me demander…

- Gagné ! Tu connais un certain Frank Badlands ?

- Un pote à toi ?

- Pas vraiment…

Je lui explique que ce Frank, « rencontré » au Cowboy Bar et dont Lynn m’a donné le nom de famille, est venu me chercher des crosses à Bandera.

- Un jaloux ?

- C’est le rôle qu’il a endossé. Mais c’est un très mauvais acteur.

- Tu dis Frank Badlands ? Attends deux secondes…

Il passe un coup de fil. Et un autre. Et encore un troisième.

- Bingo ! J’ai ce qu’il te faut.

- Raconte…

- C’est un gros poisson. Un maffioso de Las Vegas en séjour chez nous depuis quelques semaines.

- Tu sais où il crèche ?

- Suffit de demander…

- Merci. Je te revaudrai ça.

- J’y compte bien. Attention où tu mets tes arpions. Ces types-là ne jouent pas avec nos règles…

Alain Sanders
(à suivre)

 

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