Un meurtre à Bandera

VIII. Trouble Over Trouble Water

 

Frank Badlands habite en dehors de San Antonio. Sur la route de Helotes, la petite ville où se trouve un honky tonk de légende, le Flores. Jadis, Willie Nelson venait s’y produire quasiment tous les vendredis.

Une belle villa . Un poil tape à l’œil. Je sonne. Un rombier vient m’ouvrir. Une sale gueule couturée. Pas vraiment le genre majordome british…

- C’est pour quoi ?

- Badlands est là ?

- Dépend pour qui… Il vous attend ?

- Pas vraiment. Dites-lui que je m’appelle Ray Johnson. Je suis de Bandera. Nous avons fait connaissance dans un bar du coin.

- Ray Johnson ? J’vais voir…

Il me claque la porte au nez et disparaît. La caméra extérieure continue de me filmer sous tous les angles. Je n’ai aucune idée de ce que je vais dire à Badlands. Mais j’ai une sorte de don pour improviser… Frank n’a peut-être rien à voir avec le meurtre de la sœur de Caroline, mais je dois m’en assurer. Sa présence incongrue au Cowboy Bar le soir du meurtre ne peut être l’effet du seul hasard. Les truands de Las Vegas qui aiment la country music se comptent sur les doigts de la main d’un manchot… Une autre Frank – Sinatra – vous l’aurait dit mieux que moi.

La porte se rouvre et l’aimable portier réapparaît.

- Mr. Badlands va vous recevoir. Suivez-moi

- Avec plaisir.

Nous prenons une grande allée et contournons la villa pour déboucher sur la piscine où s’ébrouent quelques bimbos affriolantes. Frank est assis à une petite table, sirotant un Blue Lagoon prétentieux.

- Vous vouliez-me voir ?

« Non, ai-je envie de lui répondre, j’ai juste envie de faire trempette avec vos naïades ». Je m’en tiens à une réponse plus diplomatique.

- J’ai deux, trois trucs à vous demander.

- Je vous avais bien dit qu’on était appelé à se revoir… Asseyez-vous. Vous buvez quelque chose ?

- Comme vous, alors.

Il fait signe à un larbin qui se précipite jusqu’au shaker pour me verser un grand verre du liquide azuréen.

- Je vous écoute, me dit-il en se calant dans son fauteuil.

- Je viens vous parler d’un meurtre.

- Un meurtre ? Rien que ça…

- Rien que ça. Et rien d’autre.

- Où ? Quand ? Comment ? Qui ? Un homme ? Une femme ?

- A Bandera. Hier. Une femme.

- Son nom ?

- Laurie Lawson.

- Connais pas… Voilà, vous avez votre réponse. Je vous fais raccompagner.

- Le problème, mon problème, c’est que je vous ai vu avec elle au Cowboy Bar

- Il y avait beaucoup de monde au Cowboy Bar. Et j’ai dansé avec une douzaine de filles. J’étais avec ma petite amie, Lynn, mais un salopiot qui vous ressemblait a mis le grappin dessus…

Il fait signe au loufiat de lui verser un autre verre de Blue Lagoon.

- Que faisiez-vous au Cowboy Bar, loin de chez vous étranger ?

- Nous sommes dans un pays libre. A Free Country… C’est dit dans l’hymne américain. Votre… comment dites-vous déjà ? Ah oui, Laurie, je ne sais pas qui c’est.

- Il y avait un type avec vous.

- Vous voulez dire Chris Paway ? C’est un de mes amis, en effet. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi vous débarquez chez moi pour me parler d’une pétasse dont je ne sais strictement rien. D’autant que j’avais un peu forcé sur les liqueurs fortes et que ma mémoire n’est plus celle qu’elle était… Vous mettez les bouts maintenant ?

Son arrogance commence à me chauffer les oreilles. Je n’aime ces gominés de Las Vegas qui font les marlous chez nous. Don’t mess with Texas !

- Avant ça, j’aimerais bien parler de vous et de votre ami Chris.

- Vous devenez lourdingue, Mr. Johnson… Je vais être contraint de demander à mon personnel de vous larguer vite fait bien fait…

Avant qu’il appelle ses malabars, je lui dis :

- J’ai des témoins qui vous ont vu causer avec Laurie.

Il a une sorte de rictus. D’un geste, il arrête ses videurs qui se réjouissent par avance de me sortir.

- Et alors ? Votre Laurie, pour peu qu’elle soit un peu gironde, il doit bien y avoir un paquet de bouseux de Bandera qui lui ont fait la causette, non ?

S’il y a une chose que nous détestons, nous autres rednecks, c’est qu’un gommeux nous traite de « bouseux ». Et encore moins si ce gommeux est un Yankee mâtiné poiscaille californienne.

- Vous savez quoi ? Je vais me montrer bon gars. Je sais que vous autres, détectives privés des Etats péquenots, vous tirez le diable par la queue. Alors vous laissez tomber et je vous file 20 000 dollars pour vous acheter des CD de chanteurs hillbillies…

Waouh… Pour qu’il propose d’allonger comme ça 20 000 green back dollars, faut vraiment que, au pif, je sois tombé sur une piste chaude comme un brasero tex-mex. Je lui fais un grand sourire. Il continue :

- On est d’accord, country boy ? Un packson de beaux billets verts et vous retournez jouer dans votre capitale de cowboys de pacotille…

- Vous savez où vous pouvez vous le carrer votre fric ?

Il serre les poings, les dents et sans doute les fesses. J’ai vite senti que je vous pouvais me préparer à une sortie musclée…

- Vous avez tort de refuser mon offre. A partir de cet instant, vous devenez indésirable, cowboy… Et sans tarder. Ronnie !

Ronnie, c’est le plus mastoc de la bande. Il me tombe dessus comme un B 52 sur un nid de Viets. Une masse. Mais un gras du bide. Reste qu’il peut m’envoyer valdinguer sur la pelouse avant que j’ai le temps de siffler Dixie

- Tu me corriges ce gugusse et tu le fous dehors !

Plus facile à dire qu’à faire… Après un roulé-boulé qui aurait enchanté naguère mes instructeurs des troupes aéroportées, je me relève et fonce tête baissée dans le bide de King Kong. Il ne bouge pas d’un millimètre… J’écarte un direct qui m’aurait tué si je l’avais pris en pleine poire et je lui en retourne un en pleine face. Il grogne doucement et s’époussette comme si un moustique l’avait effleuré.

- Finis-le ! crie Badlands.

Je dois me dégager au plus vite de cette étreinte mortifère. Mais Ronnie le boa constrictor me tient entre ses bras et, même si je le voulais, je ne pourrais pas crier « Pouce ! ».

Il me transbahute ainsi jusqu’à la porte et me balance dehors comme un paquet de linge sale. Je me retrouve plié en deux, essayant en vain de reprendre souffle. Jugeant inutile de ressonner pour demander des excuses, je grimpe dans ma voiture. Direction San Antone…

Renté au Travelodge, je prends une douche pour récupérer et m’étends sur le lit. Dehors, il pleut à grosses gouttes, une de ces bonnes pluies chaudes dont nous avons le secret. Je ne suis pas mécontent. La réaction de Badlands, sa tentative de m’acheter, puis l’opération tabassage qui a suivi, me donnent à penser que j’ai frappé – si on peut dire – à la bonne porte.

Je vais demander à mon vieux complice Fred Fitzgerald de creuser plus profond dans le CV de Badlands. En attendant, je redescends faire un tour en ville. Un passage chez Caroline. Elle n'est toujours pas rentrée.

Je reprends la route vers Bandera et mes chères Texas Hills. Arrivé chez moi, je trouve Mrs. Prather occupée à remettre un peu d’ordre dans mon désordre.

- Vous avez fait entrer une tornade ou quoi ? Même Alamo n’a pas l’air dans son assiette…

- J’ai fait une petite fiesta…

- Yep, Pete m’a raconté… Je préfère encore quand vous rentrez avec une créature. Vous avez souvent un air de chien battu, après, mais pas cet air de chien qu’on a battu que vous affichez. Vous savez qu’on jase dans Bandera…

- De quoi les occuper un ou deux jours…

- Sûr… Un meurtre, une bagarre qu’on a entendue jusqu’à Kerrville, le shérif qui alpague deux types, le foutoir chez vous, pas de quoi en faire toute une histoire…

Une caresse à Alamo, un mot aimable à Mrs. Prather (et pas le contraire…), et je repars à pied vers le River Inn. Il y a une voiture de police dans le coin. La chambre du motel où on a trucidé Laurie est off limits : un ruban « scène de crime » interdit tout accès légal dans les lieux. En principe. Il ne me faut que trente secondes pour débloquer une fenêtre.

La chambre n’a pas été touchée. Des meubles déplacés. Du sang sur le sol. Dans un coin, un verre curieusement oublié par la police. A moins que le shérif ait récupéré suffisamment d’éléments pour ne pas s’attarder sur ce maigre indice. Peu de chance, en effet que le ou les tueurs aient poussé la complaisance jusqu’à laisser leurs empreintes.

Je ressors au moment où la voiture de police passe dans l’allée du motel. Au volant, l’adjoint du shérif, Kris Meister.

- Tu as pu fouiner à ton aise, Ray ?

- Ouais… Mais tu m’as un peu dérangé, vois-tu…

- Tu m’en vois désolé. Mais si tu allais te faire voir ailleurs ?

- C’est justement ce que je me préparais à faire, mon gars…

Alain Sanders
(à suivre)

 

Tous droits réservés - Country Music Attitude 2013