Un meurtre à Bandera

IX. My rifle, my pony and me…

 

Au moment où je remonte vers Main Street, un pick-up immatriculé au Nevada s’arrête à ma hauteur. Le conducteur descend sa vitre et m’interpelle :
– Excusez-moi, vous pouvez m’indiquer la route de…

Il n’en dit pas plus. Deux hommes, arrivés du côté droit du véhicule, se glissent derrière moi. Pendant que l’un des deux me ceinture, l’autre me file un coup sur la tête. Je ne tombe pas dans les vaps mais, sérieusement sonné, je m’écroule sur moi-même. Je sens que l’on m’alpague sous les bras et qu’on m’embarque à l’arrière du pick-up. Vite fait, bien fait, ni vu ni connu j’t’embrouille…

Le pick-up repart à fond la caisse. Direction San Antonio pour autant que je puisse en juger. Ils ne m’ont ni attaché ni menotté, sûrs qu’ils sont de m’avoir suffisamment estourbi. Pour ne pas les détromper, je ne bouge pas une oreille. Qu’ils me croient KO, parfait, ça me laisse le temps de voir venir. Je les entends causer.

– Pas de témoins, les gars ?

– Pas un chat. C’est l’avantage de ces petits bleds : dans la journée ça bosse, la nuit ça roupille…

Le pick-up continue d’aller bon train. Et j’essaie de réfléchir. A peine quelques heures plus tôt, Frank Badlands m’a directement menacé. Et me voilà, gisant comme un paquet de linge sale, au fond d’une voiture. Pas besoin d’être grand clerc pour imaginer qu’il a envoyé ses sbires me filer le train et finir un boulot qu’il ne pouvait pas terminer chez lui…

Nous roulons depuis une bonne demi-heure. A intervalles réguliers, l’un ou l’autre de mes “kidnappeurs” se retourne pour s’assurer que je n’ai pas repris conscience. Je continue de rester immobile, comme englué dans un semi coma.

Avant de rejoindre la route nationale, le pick-up ralentit pour laisser passer une longue théorie de véhicules. Je me dresse comme un diable hors de sa boîte. Un coup sur la nuque du conducteur, ce qui a pour effet d’arrêter complètement la voiture, deux, trois torgnoles à ses acolytes et j’ouvre le layon. Je démarre comme une flèche.

– Flingue-le ! Tire-lui dans les jambes !

Quelques coups de feu. Tirés à la va comme j’te pousse. Je continue de courir comme un dératé avec cet avantage sur eux de connaître parfaitement le coin. Je sais où aller me planquer. Ils n’insistent pas. Je les vois qui s’engueulent, tergiversent et décident de repartir vers San Antone. Au bout d’une heure, je sors de ma cache et reviens vers la route de Bandera. Il n’y a quasiment aucune circulation à cette heure-là, mais je ne désespère pas de trouver une voiture qui me ramènera vers ma ville. Il en passe une. Puis deux. Aucune ne s’arrête. Faut dire que mon crâne sanguinolent n’encourage guère à la charité. Une troisième ralentit mais, après avoir vu ma tronche, repart pleins gaz. J’ai une tête à faire peur. Pas celle d’un type qu’on prend en stop.

Alors je pars à pied. Pas très longtemps : alertés par les précédents automobilistes – genre y’a un type en sang qui fait du stop – Kris Meister et Mark Brenson sont venus me chercher avec la voiture de patrouille.

– Content de te voir, Ray. On te cherchait.

– Content de vous voir les gars. Vous me cherchiez pourquoi ?

– Eh bien, figure-toi que le vieux Ben, qui se rendait à la Liquor Store faire son plein quotidien, nous a signalé qu’un type qui ressemblait à this ol’ crazy Ray avait été embarqué dans un truck où il n’avait manifestement pas envie de monter.

– C’était moi. D’ailleurs, je suis descendu en marche, c’est dire…

– Allez, grimpe ! On te ramène en ville. Et tu vas nous raconter ton histoire en route.

Ce que j’ai à leur raconter tient en deux lignes. Sauf que je me décide à leur dire, pour épicer un peu les choses, que Caroline Lawson, la sœur de la trucidée du River Inn, est ma cliente.

– Bon… Et ça gêne qui ?

– J’sais pas trop. Sans doute un type de Las Vegas…

– Las Vegas…

– Ouais, Las Vegas, un certain Frank Badlands qui crèche à San Antone depuis quelques semaines.

– Tu devrais raconter ça aux Fédéraux, me dit Kris.

– Pourquoi ? Tu les as déjà sur le râble ?

– Yep ! Deux extra-terrestres du FBI qui enquêtent sur la macchabée du River Inn. Pour une fois qu’on avait un petit meurtre à se mettre sous la dent à Bandera…

– T’inquiète ! Je te promets de te garder l’exclusivité de tout ce que je pourrai trouver. Mais pour l’instant, si ça dérange personne, je vais aller me faire propre…

Mark et Kris me déposent devant ma porte. A l’accueil, Mrs Prather et Alamo. Je les rassure aussitôt pour couper court aux questions et aux ronronnements désapprobateurs.

– J’ai eu un petit accident. Une douche et je serai comme neuf…

Je me branche sur KVT 98,1, la radio d’Austin parrainée par Willie Nelson. On y passe une chanson que j’adore – et de circonstance en l’occurrence – un des tubes de Billy Currington avec ce refrain qui résume ma philosophie de vie : “God is great, beer is good, and people are crazy”…

– Je vous prépare un Jack, me dit Mrs Prather.

– Un double !

Après ma douche, rhabillé de neuf, je me ressers un Jack et je glisse mon Smith & Wesson dans son étui.

– Vous voilà reparti à la riflette, j’imagine…

– Vous imaginez bien. Alors une caresse à Alamo, une bise pour vous – ou le contraire si vous préférez – et je file sur San Antone. Deux, trois trucs à régler…

Et me revoilà sur la route où, quelques heures auparavant, j’étais salement brinquebalé. Première chose à faire, retrouver Caroline. D’abord parce qu’elle est forcément en danger. Ensuite parce qu’elle est la seule qui peut m’aider à reconstituer le puzzle.

Je me gare près du marché mexicain et je vais, en regardant bien avant de traverser, vers son appartement. A deux pas de l’entrée de l’immeuble, j’entends une détonation. Pas un pétard de Latino en goguette. Un coup de feu. Suivi d’un cri de femme. Le coup de feu m’est passé au ras des oreilles. La femme qui a crié, c’est Caroline qui a vu le tireur et essaie de m’indiquer sa position.

Allongé au sol, profil bas, je repère cependant l’endroit d’où le coup est parti. Une autre balle vient s’écraser dans la voiture derrière laquelle je me fais le plus petit possible. Le tireur n’en a pas fini avec moi. Alors autant faire la partie à deux. Je sors mon Smith & Wesson et commence à tirer dans la direction du flingueur.

Autour de nous, c’est la panique. Des gamins sortent en courant du marché mexicain, des femmes hurlent et tentent d’y pénétrer, des hommes galopent dans tous les sens et j’entends crier en espagnol et en anglais qu’il faut appeler la police.

Comme à l’exercice, j’allume méthodiquement la position de mon flingueur. Je le vois se dégager et partir en courant vers l'avenue. Je pourrais essayer de lui tirer dans les pattes, mais vu la foule, je risque la bavure. On pardonne rarement une bavure à un détective privé…

“La police, il faut appeler la police !” hurle une hystérique en même temps qu’elle me désigne à la vindicte populaire : “L’homme, là, il a une arme !”

Les coups de feu ont cessé. Caroline arrive à ma hauteur. Très calme. Mais je vois dans ses yeux quelque chose qui ressemble à de la détresse.

– Tout va bien ? vous n’êtes pas blessé ?

– Non, ça roule. Mais vous avez été là au bon moment… Un pas de plus vers l’immeuble et…

– Pour tout vous dire…

– Vous me raconterez tout ça plus tard. On s’arrache avant l’arrivée des flics !

Comme je brandis mon arme, aucun héros ne s’interpose pour nous empêcher de partir. On arrive sans encombre vers le River Walk, sûrs de pouvoir nous fondre dans la foule qui y déambule joyeusement. On se pose à la première terrasse que l’on trouve. J’ai soif. Caroline, très calme jusque-là, semble plus inquiète.

– On devrait monter chez moi.

– Dans quelques minutes. Je récupère…

– J’ai eu très peur, vous savez…

– Je n’étais guère plus rassuré…

Il fait chaud. A deux tables de nous, des touristes, des Allemands je crois, commandent des pintes de bière qu’ils engloutissent comme de la limonade.

– On y va. On passe par La Villita.

La Villita c’était, à l’époque de la bataille d’Alamo, un minuscule hameau situé à quelques deux cents mètres au sud du fortin. Le 25 février 1836, les Texans l’avaient occupé et, malgré les canonnades des Mexicains chassés de ces masures derrière lesquelles ils se cachaient, ils avaient brûlé tous les bâtiments sous la conduite d’un certain Davy Crockett… Aujourd’hui, dans le prolongement du River Walk, c’est un endroit chic, avec des restaurants luxueux et des galeries de peinture.

Nous arrivons devant l’immeuble de Caroline. Il y a deux voitures de police, quelques témoins qu’on interroge et des badauds qui commentent la “fusillade”.

– Donnez-moi le bras et entrons dans le hall, me dit Caroline.

– On va me reconnaître…

– Et qui ? Ils étaient tous à plat ventre en priant la Vierge de Guadalupe de les protéger…

Elle a raison. Personne ne nous prête attention. Nous prenons l’ascenseur. L’appartement de Caroline est clair, décoré avec beaucoup de goût.

– Un vrai petit nid…

– Il paraît… Quand je pense que vous avez failli être tué à cause de moi…

– Oh, ce n’est pas la première fois – et sans doute pas la dernière hélas – qu’on me tire dessus. Et je suis toujours là.

Elle me prend la main et m’attire contre elle. Je me laisse aller.

– Serrez-moi, serrez-moi très fort, j’ai eu si peur…

Je l’embrasse. Elle me rend mon baiser et, tout naturellement (je dis naturellement car je ne suis pas un garçon compliqué), nous allons vers la chambre. Un grand lit blanc. Des coussins. Toujours enlacés, nous nous étendons. Je la déshabille lentement, découvrant – enfin ai-je envie de dire – ce corps qui, dès que je l’ai vu à Bandera, m’a enchanté. Quand le rêve devient réalité, passons à la réalité.

Nous avons soif l’un de l’autre. Comme souvent après un grand choc ou une grande frayeur. Pour oublier, elle, qu’elle avait failli me voir finir comme sa sœur ; pour oublier, moi, que j’avais servi de cible (à un maladroit heureusement). Un agréable remue-ménage. Une communion de corps. Loin, très loin de Frank Badlands, du meurtre de Laurie, des flingueurs, de la mort, de la vie et ses aléas…

Allongés sur le lit, reprenant souffle, nous savourons ce bonheur simple. Un rayon de soleil éclaire les cheveux blonds de Caroline. Un peu cliché ? Peut-être. Mais qui a jamais dit que les clichés ne reflètent pas aussi la vérité ?

– Eh bien, voilà, dit-elle doucement.

Et elle se met à parler. Elle me raconte tout ce qu’elle a fait depuis son départ de Bandera et pourquoi, craignant d’être suivie, elle n’est pas restée chez elle. Elle me dit qu’elle a essayé de me joindre, que Mrs Prather lui a dit que j’étais à San Antonio, que…

– Je suis venu chez toi, en effet. Ne t’y trouvant pas, je suis allé chez Frank Badlands. Et ça ne s’est pas vraiment bien passé…

– Badlands ? Le type qui était avec Lynn ?

– Celui-là même. Il a d’abord essayé de m’acheter et, comme ça n’a pas marché, il m’a menacé.

– Tu crois que c’est un de ces tueurs qui t’attendaient devant chez moi ?

– Qui d’autre ?

Je dis ça avec l’air cucul de l’autre avec son what else ? Histoire de cacher mon inquiétude. Pas tant pour moi, d’ailleurs, que pour elle qui est forcément dans le collimateur de ceux qui ont tué sa sœur. Après le moment que nous venons de passer, j’ai envie de la protéger plus, de la protéger mieux. Ce n’est plus une simple cliente qui paie mes services, mais une jeune femme qui est désormais dans le cercle – très fermé – de ceux que j’aime avec le cœur.

– Et maintenant ? demande-t-elle.

– Maintenant, tu vas aller t’installer chez un parent ou chez des amis sûrs, quelqu’un capable de t’accueillir et même de te cacher.

– Et toi ?

– Je continue mon enquête, traîner autour de Badlands, questionner Lynn..

– Tiens donc…

– J’ai bien dit : la questionner. Je suis sûr qu’elle en sait beaucoup plus qu’elle a bien voulu me le dire.

– Tu sais où la trouver ?

– Oui. Au Coyote Bar. Elle y a été engagée.

– Rien d’étonnant, c’est tout à fait son genre… Je viens avec toi.

– Pas question.

– Je ne te demande pas ta permission. Je viens avec toi.

– C’est stupide et dangereux. Tu es une cible privilégiée.

– Comme toi. Et ça change quoi qu’on nous voit ensemble ? C’est ton enquête, comme tu dis, mais c’est aussi ma sœur qu’on a assassinée..

– Badlands est un type dangereux.

– Alors il peut me retrouver où il veut et quand il veut… Je suis plus en sécurité avec toi que livrée à moi-même quelque part en ville…

– C’est pas faux. Mais il va falloir jouer très fin.

– C’est toute l’histoire de ma vie… Tu me donnes cinq minutes et je suis prête.

Cinq minutes après très exactement, elle s’est refait une beauté comme on dit un peu sottement : compte tenu de son irradiante beauté, ces cinq minutes étaient de trop.

– Direction le Coyote Bar !

Il n’y a plus de voitures de police à proximité de l’immeuble. Et plus de badauds pour commenter la fusillade. Nous repassons par La Villita pour rejoindre le River Walk. De grandes marches conduisent vers le Coyote Bar. Impossible de manquer l’enseigne et d’échapper à la musique tonitruante.

Alain Sanders
(à suivre)

 

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