Thomas Savage : Le Pouvoir du chien

Sauve ma bien-aimée…

 

Un mot d’abord du titre de l’ouvrage. Il est tiré du Psaume 22-21 du livre des rituels de l’Eglise anglicane : “Sauve ma vie de l’épée et ma bien-aimée du pouvoir du chien”. Ce chien, qui est le molosse des enfers, on le retrouve sous deux formes : le personnage de Phil, mauvais comme un chien enragé et sournois ; un flanc de colline où ceux qui savent voir – et il y en a très peu – peuvent discerner comme la forme d’un chien courant.

Le Pouvoir du chien, paru aux Etats-Unis en 1967 et opportunément réédité chez Belfond (qui l’avait édité une première fois en 2002) dans sa belle collection Vintage, est un chef d’œuvre. Un de ces livres dont on se dit que si l’auteur n’avait écrit que celui-là, il pourrait se reposer sur ses lauriers. Hier, aujourd’hui, demain et dans les siècles à venir.

Au milieu des années vingt, dans le Montana, deux frères, Phil et George Burkland, possèdent un ranch immense. Ce qui leur confère dans la région une manière de notabilité (George est même pote avec le gouverneur de l’Etat). Phil, l’aîné, est une sorte de tyran domestique. Intelligent, pervers, manipulateur, il en impose à son cadet qui est plus lent, bonasse, peu enclin à chercher l’affrontement.

Ils ont la quarantaine. Célibataires tous les deux, ils partagent la même chambre depuis l’enfance. Cet univers lisse va basculer le jour où George épouse Lola, la veuve du docteur John Gordon poussé naguère au suicide (mais ça, personne ne le sait) par les humiliations que Phil lui a fait subir.

Phil déteste Lola. Comme il déteste d’ailleurs tout le monde. D’autant plus qu’elle a un fils âgé de quinze ans, Peter, dont la bonne éducation et les manières précieuses dénotent dans ce monde d’hommes virils et frustres. Pour Phil, c’est une sissy, une chochotte. Qui, sans que Phil l’articule clairement, le renvoie à des pulsions homosexuelles inexprimées, inexprimables, étouffées.

Il va donc s’employer d’abord à déstabiliser Lola en la poussant à l’alcoolisme. Puis à détacher – “Couper le cordon ombilical”, dit-il – Peter de sa mère en l’intéressant au travail du ranch.

On est dans les grands espaces de l’Ouest. mais aussi, paradoxalement, dans un terrible huis clos. Comme l’écrit la grande romancière américaine Anne Proulx, qui préface l’ouvrage, “ce livre dur et brillamment écrit se range parmi les œuvres de fiction sans complaisance sur le Far West”.

Né en 1915 (il est mort en 2003), Thomas Savage a grandi dans le Montana, dans le ranch de son beau-père (guère différent de celui des frères Burkland). Outre Le Pouvoir du chien, Belfond a publié deux autres de ses romans majeurs, La Reine de l’Idaho et Rue du Pacifique. Au total, une douzaine de romans qui, malgré de nombreux prix littéraires, restèrent longtemps méconnus du grand public. Il ne sera véritablement découvert – redécouvert serait plus juste car Le Pouvoir du chien avait été salué par la critique américaine – que dans les années quatre-vingt dix.

On peut bien sûr évoquer à son égard les grandes ombres de Steinbeck, Tennessee Williams, Evan S. Connell. Mais ce serait réducteur. Et on serait loin du compte tant son écriture et sa finesse psychologique en font un écrivain atypique et complexe.

Alain Sanders

– Belfond.

 

 

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