Hommage à Jean « Charles » Smaine

Jean-Paul « Charles » Smaine ne relèvera plus désormais ses challenges d'écriture brassant une multitude d'artistes et groupes qui remplissaient ses horizons musicaux. Le « crabe » l'avait défié une première fois en janvier 2008 (ablation du poumon droit) puis une seconde en mai 2009 (côlon). Il est parti définitivement, après une lutte inégale, vers l'aurore le vendredi 24 juillet 2009.

Durant des décennies, il avait collaboré en musicologue expert à une somme de revues et fanzines internationaux. De mémoire, et dans l'assurance d’en oublier bon nombre, citons : Big Beat Magazine (France), Country Music Memorial & USA (France), Rock 'N' Roll Musickmagazine (Allemagne), Crazy Bear & Thundersound (France), Sur la route de Memphis (France), Jamboree (Italie), American Music Magazine (Suède), Euro Country News (Espagne), Country News (Suisse), et à partir de l'aube du troisième millénaire je l'avais recommandé chez Big Bear Revue et Country Music Attitude pour lesquelles il fut à la fois ponctuel et éclectique dans des textes précis, léchés et détaillés.

 

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En 2004, à Saint-Georges-l'Agricol,
Jean "Edgar" Prato et Jean "Charles" Smaine

 

Jean « Charles » était né à Strasbourg le 28 mars 1949, fils unique aimé d'un couple très uni Dominique (d'origine corse, officier électronicien radio dans la marine marchande) et Huguette (issue du terroir alsacien). La petite famille s'installa à Marseille alors que le bambin n'avait que six mois. Il y séjournera près de trente ans (1978), notamment dans le quartier de Saint-Louis chez sa grand-mère paternelle, adorable bout de femme, enseignante au pensionnat catholique Saint-Joseph (secteur des Aygalades). Jean « Charles » m'avait un jour précisé que, parmi les élèves de la classe 1968, se trouvait le fils de Rocky Volcano (pur Marseillais d'origine italienne, chanteur rock yéyé qui avait enregistré sur la marque Philips en 1961, 24 000 baisers, le succès d'Adriano Celentano).

De dos, Jean "Charles" Smaine et, de face, Big Al Downing. A droite, Jean "Edgar" Prato (1993)

Adolescent je fus mainte fois reçu chez elle, un souvenir précieux de plus pour moi. Marseille reste avec Paris l'une des deux villes déterminantes de sa vie. Le premier choc musical essentiel fut, pour mon futur compère la découverte du rock& roll. Durant un séjour d'été avec ses parents en 1957 à Labaroche (Vosges) où il écoute, s'échappant de l'unique juke-box du village trônant dans un bar tenu par un Marseillais, Francis Lociccero, un slow d'Elvis puis Bill Haley, Brenda Lee, Paul Anka, dont se régalait sa clientèle essentiellement anglaise et américaine.

Nous nous sommes connu en automne 1966 dans un lycée privé de Marseille aujourd'hui disparu, le cours Florian-Chapitre, en discutant autour du chanteur de r&b Wilbert Harrison, nom parmi tant qui avait été gravé sur un pupitre par un autre potache, Jacques Raybaud, devenu célèbre collectionneur de disques originaux rock et rockabilly.

 
Jean "Charles" Smaine, Hugues Aufray, Gilbert Rouit,
Jean "Edgar" Prato (1994)
 
Deux amis, plus que ça : deux complices. Jean "Charles" et Jean "Edgar"
 
Gene Vincent, en concert à Lyon, en 1967. Sous la flèche, les deux "Jean"
 

En ce temps là, Jean « Charles » avait déjà (fin 1963) obliqué vers des écoutes musicales différentes : les Beatles, les Stones, les Animals, Lonnie Donegan, John Mayall, puis toute la période dite pop music et psychédélique au sens large de Led Zepelin à Family, Grateful Dead, Jefferson Airplane, J. Hendrix, etc.

Amateur de chanson française, je lui glissais souvent le père Brassens aux oreilles mais lui, fan de Léo Ferré, n'oubliait point Bécaud, Philippe Clay et la môme Piaf, intime d'Hugues Aufray, admirateur de Johnny Hallyday et ses formations de la première heure (Golden Stars et Joe Gréco & Showmen). Passant sans complexe de Ferré Grignard à Long Chris, Moustique ou Henry Salvador, ensemble nous dégustions le Dixieland d'Armstrong et Bechet après une dose de Free Jazz distillée par Coltrane ou Parker.

Jean "Charles" Smaine, Ronnie Hawkins, Jean "Edgar"
Prato (1994)

Plus tard, il fit découvrir dans ses articles des artistes inconnus chez nous, postés aux quatre coins du monde, venus d'Espagne, de Scandinavie, d'Allemagne, d'Australie, du Japon, du Canada, de Suisse, d'Autriche, du Portugal. Un moment mémorable, entre mille, fut notre présence en septembre 1967 à un concert donné par le « Saint Père » (dixit Jean « Charles »), Gene Vincent, salle Rameau à Lyon.

Jean "Charles" Smaine, Jean "Edgar" Prato, Roly Daniels, Phil Edwards, Mike Shannon (1994)

 
 
Avec le groupe US High Noon (1994)
 
Une interview de Billy Joe Shaver (1994)
 

En 1968, il participait au festival pop de Windsor (Angleterre), fasciné par le show du « Killer » Jerry Lee Lewis. L'année suivante, nous foulions la pelouse du festival de Plumpton (UK, août 1969) afin de découvrir sur scène les Who, Chris Barber, Family, Yes, Chicken Shack, Pink Floyd, Sort Machine. A la clôture du mois d'août 1970, ce fut notre grand messe de l'île de Wight remplie des agapes sonores prodiguées par Ten Years After, Procol Harum, Tony Joe White, Jimi Hendrix, Joan Baez, Chicago, Donovan, Chris Kristofferson, Miles Davis, Cactus, Sly & Family Stone, Ritchie Havens.

Jean "Charles" et ses parents, Dominique et Huguette (Alsace, 2000)

Entre 1969 et 1972, nous avions fréquenté sans retenue les clubs londoniens, du Marquee au Lyceum, Roundhouse, Red Lion, Kensington Town Hall. Se souvient-il, là haut, de Quiver, Bronco, Cochise, Family, Hawkind, Curved Air, Steamhammer, Eric Clapton & Dereck & the Domino, King Crimson, Wild Angels, Shakin Stevens ? A Marseille, après un rassemblement d'initiés chaque samedi soir devant le bar O'Central (Canebière), nos délires se déroulaient dans le mythique club privé et secret du Babylone. Depuis 1967, membres tous deux de multiples fan clubs de rock, nous prenions en mars 1969 la direction locale Provence-Azur du Rock Story Club fondé par feu Jean-Claude Pognant (Seloncourt) qui fédérait tous les amateurs de rock, r&blues, folk, blues, country & western, psychedelic. Dans ce cadre se déroula, en juin 1970 à Marseille, dans la salle du cinéma Impérial (démoli il y a 20 ans, quartier d'Endoume) un festival Pop Music Implosion avec les groupes locaux Stratège, Richard Kennings & Choc, Alain Caronna, Jerry Revolution et... Gene Vincent qui ne vint point.

Puis, fin 1972, ce fut la création de l'association pour la promotion des arts (APA) par le défunt Serge Chambe, avec les participations actives de Christian Alexandridès, Jean « Charles » et quelquefois votre serviteur. Suivi l'organisation de concerts sur Marseille (théâtre A. Toursky, salles Napier et Saint-Georges, etc.) : Amon Dull, Hawkind, Magma, Burt Blanca, David Allen & Gong, Wallenstein, Ange, Caravan, Statu Quo, puis en relais du producteur parisien KCP :: Lou Reed, John Mc Laughin et Jean-Luc Ponty (association Music 70).

Dans cette période (janvier 1970), une rencontre d'envergure se produisit pour nous deux débouchant sur le début d'une forte amitié avec René « Cochran » D'Amico (1944-2004), personnage singulier et charismatique du milieu musical marseillais, ami de Gram Parson, Keith Richard, Hallyday, fils d'Auguste D'Amico, bientôt 101 ans de bonne humeur, qui lors d'un entretien radiophonique en mai 2009 me dévoila sa vie de chansonnier d'avant-guerre en première partie du fameux Rellys, l'instinctif interprète d'Ugolin dans Manon des sources de Marcel Pagnol. Cette amitié dura jusqu'au bout du chemin de René D'Amico et Jean « Charles » avait fait son seul voyage aux USA pour rencontrer son ami dans un coin perdu du nord ouest Kentucky où ce dernier vivait frugalement en véritable hillbilly French, puisant aux sources spirituelles d'Hank Williams Sr. durant les vingt dernières années de sa vie américaine. A ce sujet, Jean « Charles » préparait un ouvrage sur D'Amico qu'il disait être également son testament. Nous n'en verrons hélas point la couleur.

 

Dans l'ardent désir, dès 1966, de faire revenir sur les planches de notre ville l'une des plus tourmentées légendes du rock, Vince Taylor, une de nos grandes émotions communes fut la mise en place de trois concerts de cet artiste à Marseille. Le premier en juin 1973 (avec le backing de la formation Voyage et l'énergique remise à sa place de son manager du moment, José Publicol, qui voulait sur l'heure doubler le cachet de Vince, notre ami Frédéric Burlot, ancien parachutiste, le calmant en quelques coups de poing joliment placés, le pigment de l'affaire étant que les deux hommes étaient noirs). Les concerts suivants de Vince Taylor, en octobre 1973 et ensuite juillet 1974 (une semaine avant son nouveau passage à L'Olympia), Rirent quelque peu plus sereins. Par la suite Jean « Charles » laissa beaucoup d'énergie dans son management de Vince entre l'été 1979 et le suivant.

Avec Marvin Rainwater, à Pont-d'Ain (2006)
Pour résumer cette période fastueuse pour nous, entre le milieu des 60's et celui des 70's, l'ami « Charles », que j'avais invité pour concevoir l'une de mes émissions, Dixie, sur les ondes de radio Galère à Marseille (n° 506, le 28 novembre 2008) avait résumé judicieusement cette période par cette phrase : « Il y avait les bonnes vibrations, majoritaires, et les mauvaises à cause de “buvards” mal acidulés. » Ce fut son dernier séjour au pays de la « Bonne Mère », résidant dans la chambre de l'appartement de ma mère Fernande, absente car très gravement malade, ce qui l'avait très ému ayant une conséquente estime pour elle. Après son déracinement de notre ville, fin des 70's, il vécut dans le Limousin, puis en région parisienne, d'abord à Noisy-le-Grand, ensuite à Versailles (années 80's), travaillant pour le label Arcade, en particulier concevant la sélection des titres pour des compilations country, rock et jazz.
 
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Avec le trio US Hot Club of Cowtown (2002)
 

Il écrivit deux biographies (Vince Taylor, Bill Haley & Comets) aux éditions Grancher. A la suite de son licenciement par Arcade, il rejoint ses parents, en premier lieu à Sélestat (Bas-Rhin) au début des 90's, puis s'installe avec eux dans le village d'Ebersheim, une lieue plus au nord, ceci entre 1996 et Noël 2004. Enfin c'est la magnifique ville thermale de Niederbronn-les-Bains (nord-ouest du Bas-Rhin) qui deviendra son dernier port d'attache.

Jean « Charles » était retourné dans le berceau musical de la country traditionnelle vers 1975 à la demande pressée du trio de ses amis que nous formions, René D'Amico, Gilbert Rouit et moi-même, pour devenir le quatrième mousquetaire de l'équipe (dixit Hubert Bigouret). Il avait, avec élégance, très rapidement épousé notre point de vue en passant de son cher Frankie Laine à Hank Williams Sr. et qui comprenait tous les artistes country de la real thing, ceux que l'on retrouvent par centaines dans les anciennes encyclopédies détaillées de cette musique unique.

 

Festival de Dore-l'Eglise 1992 avec la légende du
bluegrass Bill Monroe

Il était preneur de tous les styles : cajun, zydeco, bluegrass, western swing, honky tonk, country rock, western songs, sacred songs, mountain & train songs, hillbilly, outlaw, rockabilly, rock'n'roll, rocking blues, boogie, blues, r&blues, dixieland, etc.

Sur la centaine d'entretiens radiophoniques que j'ai réalisés en compagnie d'artistes d'envergure (en 25 ans), Jean « Charles » avait participé à ceux concernant Bill Monroe (le seul effectué pendant son séjour à Dore-l'Eglise en juillet 1992), Bill Al Downing, Ronnie Hawkins, Sid King, Marvin Rainwater, Little Tony, Jr. Brown, Billy Joe Shaver, High Noon. Ami du célèbre photographe Jean-Louis Rancurel, mémoire en clichés noir & blanc des « Sixties Rock » sur qui il prévoyait un article, amoureux des roses rouges, soupe au lait pour certains mais d'une affection considérable pour ses parents, d'une amitié continue de 43 années avec moi jusqu'à ses derniers instants, il appréciait aussi le chocolat suisse, la langue et la cuisine italienne (ses voyages à Rome puis Milan lui laissèrent forte impression), le bourbon US sans trop de modération

 
 
Jours heureux à Bourg-en-Bresse (2006)

Marcheur infatigable sur les chemins forestiers des Vosges, jadis traversant de manière pédestre chaussé de bottines noires pointues des villes entières, excellent pratiquant de la langue de Shakespeare, fin latiniste, friand de films western d'antan, des classiques italiens et français (de Fernandel à Bourvil, Lino, Gabin et les autres. « Le Noir et Blanc, Monsieur ! » (Dixit Jean « Charles »). Je lui avais fait découvrir sur le tard beaucoup d'écrivains de par chez nous, Léon Daudet, Bainville, Barrès et tant de proscrits dont Charles Maurras, le maître de Martigues, auquel depuis peu il vouait une grande admiration, ayant eu un flash en lisant un ouvrage d'icelui que je lui avais offert.

Appréciant les puissants philosophes de l'Antiquité, il était retourné en religion avec conviction. Je n'ai pas pris le temps d'étudier avec lui le marquis de Morès qu'il aurait sans nul doute ensuite pris comme exemple. Pourtant je l'appelais longuement au téléphone très régulièrement chaque semaine depuis des années, lui faisait suivre un courrier impressionnant dont reste une pile haute telle une tour sur mon bureau. Son écriture semblait codée au point que quelques destinataires ne comprenaient pas son message. Tant pis pour eux !

Je fus dans un trouble émotionnel lorsque Georges Carrier (président du Festival Country Rendez-vous, indiscutablement le sommet du genre en France), lui dédia, à ma demande, sur l'immense scène, la soirée du samedi 25 juillet 2009. La voix chevrotante d'émotion, Georges se souvint au micro « que durant le passage de l'emblématique Billy Joe Shaver (25.7.2004) il avait observé Jean “Charles” Smaine dans un coin devant la scène et les larmes qui perlaient sur son visage ».

Ami, frère, complice d'une vie jusqu'au bout, ta présence me sera chère.

Jean « Edgar» Prato

Photos : DR, Jean-Louis Rancurel, F. Zinc, Jean "Edgar" Prato,
Gérard Houin, Sylvie Dolhit, Marsel Bossard, Frédéric Janisset

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