Le cheval dans la BD

Le cheval est la plus noble conquête de la B.D. Paradoxalement, peut-être, parce que la bande dessinée n’a pas osé, à quelques exceptions près, pratiquer à son égard un mauvais anthropomorphisme

Nous relevons, parmi les animaux "anthropomorphisés" de nombreuses souris :
Mickey, Cri-Cri, Trottinette, Chlorophylle ; un pingouin, Alfred ; des chats : Félix, Fritz, Moustache, Poussy ; des chiens : Bonzo, Pif, Snoopy, Cubitus ; des canards : Coin-Coin, Donald, Oscar, Onc’ Picsou ; des ours : Muso, Prosper ; des lapins : Bug’s Bunny, Patamousse ; des cochons : Porcinet, Naf-Naf, Rozet ; des singes : Dacko, Zozo ; un renard : Placid ; un crocodile : Prémolaire ; un kiwi, des loups, des moutons, des vautours, des chèvres, un écureuil, voire un marsupilami.
Mais de chevaux, point. Ou si peu : Horace, le cheval-campagnard en salopette imaginé par Disney ; le cheval du très délirant Coco Bill ; un autre Horace, "cheval de l’Ouest" créé par le défunt Poirier.
Et Jolly Jumper, le cheval de Lucky Luke ? Dans un numéro des Cahiers de la B.D. consacré à Morris, on nous expliquait que le poor lonesome cowboy a "pour compagnon un cheval remarquable, capable de s’autogérer, de jouer aux échecs, de marcher sur un fil, de galoper au secours de son cowboy et de l’emmener vers le soleil couchant à la fin de chaque épisode."
Et Morris justifiait ainsi son choix d’anthropomorphisme discret : " Du point de vue purement utilitaire, il était intéressant d’avoir un personnage auquel Lucky Luke puisse parler, et donc qui soit susceptible de lui répondre.
En bande dessinée on est parfois obligé d’expliquer une action pour rendre la chose compréhensible au lecteur. Jolly Jumper était tout désigné pour le faire (...). Certaines personnes ont été choquées. J’ai reçu des lettres disant que Lucky Luke n’était pas une B.D. suffisamment fantaisiste pour se permettre ce genre d’à côté. ".
C’est une remarque intéressante : à notre connaissance, aucun lecteur n’a écrit à Morris pour se plaindre que la parole ait été octroyée au chien Rantanplan... Ajoutons, et c’est d’importance, que Jolly Jumper est " toujours prêt à galoper au secours de son cowboy ". Ce rapport " amical " cheval/cavalier est une constante de la B.D.
Une exception : " Horace, cheval de l’Ouest ", évoqué plus avant. Les rapports imaginés par Poirier entre Horace et son cowboy étaient pour le moins étranges. Fréquemment, Horace exigeait que son cavalier le portât sur son dos.
Ce cas rare de dialectique maître/esclave d’un genre particulier n’est plus unique : dans Le Bandit manchot, Morris rejoint Poirier : Lucky Luke porte Jolly Jumper sur son dos. Cet album dérisoire - et de mauvaise dérision - aura marqué un tournant dans la saga de l’homme qui-tire-plus-vite-que-son-ombre.
Les auteurs de B.D. - qu’elles soient réalistes ou fantaisistes - qui mettent en scène un homme de cheval (cosaque, cowboy, indien, trappeur, tunique bleue, etc.) prennent généralement la peine de " nommer " le cheval de leur héros. On comprend bien que le fait de donner un nom au cheval ajoute à sa personnalité. Et ce baptême nous semble devoir être retenu comme un exemple supplémentaire de la place privilégiée occupée par le cheval dans la B.D.
Kit Carson — son cheval s’appelle " Tonnerre " — résume une morale exemplaire : " Le cheval avant le cavalier, c’est la loi de l’Ouest ". Chick Bill monte un apaloosa, " Confetti " ; Buck John, " Sylver " ; Buffalo Bill, " Lord " ; Golia, " Satan " ; Ombrax, " Crin-Blanc " ; Cap’tain Swing, " Belle " ; Tom Berry, " Rosaline " ; Miki le Ranger, " Napoléon " ; Pecos Bill, " Eclair " ; Jimmy Ho, " Tzan " ; Oregon Jim, " Rayo " ; Kol Sharkad (un viking), " Volund ", etc
La liste n’est pas limitative. Aujourd’hui, les B.D. plus strictement adultes et passionnées de psychologie " humaine " ont tendance à ne plus nommer les chevaux des héros. C’est dommage. Et il y aurait, à cet égard, matière à de longs développements. Contentons-nous de regretter cette petite trahison et de nous féliciter du maintien d’une tradition éponyme dans les illustrés à l’italienne.
Il convient également de dire que beaucoup de chevaux sont maltraités par les dessinateurs. Relevons, parmi les erreurs les plus flagrantes :
a) Les races de chevaux : la fantaisie la plus complète est de règle. On ne sait plus si tel cavalier chevauche un pur-sang arabe, un barbe ou un demi-sang breton... Notons cependant la faveur dont jouissent les apaloosas, les pintos ou les palominos sans que les dessinateurs soient toujours bien fixés sur le mouchetage des uns et le cuivré des autres.
b) Les allures : de très nombreuses erreurs. Criantes quand il s’agit (et ce fut le cas pour une B.D. qui prétendait " illustrer " le Cadre Noir) de reproduire des allures artificielles, elles sont moins évidentes pour les allures dites naturelles. Mais le galop à quatre temps prêté aux mustangs et autres broncos laisse rêver...
c) Les membres : peu d’erreurs grossières mais de nombreux cafouillages au niveau des canons, des paturons, des pieds. Les croupes et les hanches sont trop souvent escamotées. Et les croupes " tranchantes " ou " avalées " ne sont pas rares : sans que l’on puisse affirmer que le dessinateur ait voulu représenter, sciemment, des chevaux défectueux...
d) Le harnachement : cela va du document précis (voir, à ce propos, l’extraordinaire travail de Blanc-Dumont, par exemple) au flou complet. Si les selles " western " sont bien assimilées (avec toutes leurs variantes " mexicaines "), les ennuis commencent lorsqu’il s’agit de représenter des cavaliers de l’époque romaine, du Moyen-Age, des guerres napoléonniennes ou de la Guerre de Sécession. On navigue alors de la selle à la française à la selle d’armes façon 1870 en passant par la selle à piquer matinée Danloux... Mêmes remarques pour les mors et les filets plus souvent suggérés que réellement dessinés. Dans le doute... Les martingales, elles, apparaissent au gré des inspirations. Quant aux étriers, ils " hésitent " entre le style mexicain, la mode berbère, le néo-classicisme et la pantoufle...

Nommé, baptisé, le cheval se meut, galope, s’exprime. Le bruit des sabots, le stampede, est généralement rendu par un très classique " Tagadamtagadam " ou un dévastateur " Bataboumbataboum ". Nous relevons, pour mémoire, le caricatural " clomp, clomp " (ex. : La tribu terrible de Gordon Bess) ou le lamentable " cataclopcataclop " (ex. : Horace in Pif spécial comique, fév. 80).

Tous les auteurs sont tombés d’accord pour exprimer le hénissement par un " Hiiihiihii " plus ou moins riche en H et en I (ex. : Go West de Greg et Derib). Un cheval qui tombe pourra faire " iihii " (ex. : Jingo, n°2) ; un cheval affolé " iihiii " (ex. : " Dick Spade " in Nevada, n° 377) ; un cheval qui se cabre " hhhh ! " (ex. : " Le Solitaire " in Nevada, n° 356) ; un cheval qui tombe à l’eau s’éclabousse en un bruyant " splash " ou " flash " (ex. : Ombrax, n° 147). Une diligence tirée par quatre chevaux lancés au galop passe dans un long et définitif " vvvrrrrrr " (ex. : Yuma, n° 175).
Le cavalier dispose de toute une gamme de sons pour appeler et encourager son fidèle compagnon. Il y a le traditionnel " Anda " très en faveur chez les Mexicains et les Texans, le " Yaahhh ! " des cowboys, le " Yahooo ! " des Indiens peaux-rouges, le " Huehuehh ! " des conducteurs de diligences et même le " Yaar ! " d’un Sudiste (ex. : Pif Gadget, n° 556). L’appel s’exprime par des " Ffiiiitttt ! " ou des " Fuiiiii " savamment modulés.

Parmi les grands ancêtres : Louis Forton, le créateur des Pieds Nickelés. Fils d’un marchand de chevaux, Forton exerça successivement les fonctions de palefrenier, puis celle de jockey avant de finir dans la peau d’un amateur éclairé de courses hippiques. Avouons-le : cette connaissance en matière d’équitation apparaît peu dans les aventures des trois anars réacs où les chevaux ne sont guère flattés graphiquement.

Parmi les différentes bandes dessinées où les chevaux tiennent un rôle important, il conviendrait de retenir, pour des raisons diverses : le degré de nostalgie, la valeur " historique ", la qualité du graphisme : Mickey Jockey (1935) ; Flic et Piaf (1935) de Le Rallic ; Joe Bing l’intrépide (1937) de Marijac ; Les grandes aventures (70 n°s parus en zone libre entre 1940 et 1942) ; Les contes du Far-West (14 n°s parus en 1949, Ed. Elan) ; la série des Bessy du prolifique Vandersteen (et, particulièrement : L’Etalon fantôme, Kim le poulain, L’Etalon sacré) ; P’tit Joc ; Fulgor (les extraordinaires aventures d’un cosaque, 39 n°s de 1955 à 1958) ; les Tuniques Bleues de Lambil et Cauvin ; Epoxy (1968) de Cuvelier et Van Hamme ; Graine de Jockey (1973) de Drapier, etc.

Mais le grand dessinateur de chevaux, le spécialiste incontesté restera Le Rallic. Son Poncho Libertas est un modèle du genre. Après avoir fait ses classes à Saumur, Le Rallic avait réussi à se faire admettre comme officier d’honneur dans un régiment de cavalerie. Il y passait le plus clair de son temps à ripailler en chantant des refrains royalistes. Et à observer les chevaux. On lui doit des chefs d’œuvre : Les foulards noirs, Blonde crinière, Alerte dans la prairie, La flèche du soleil, Teddy Bill, La cavalière du Texas...

Autre grand du cheval dans la B.D. : Jijé. Avec ses albums consacrés à Jerry Spring, il s’est affirmé comme un maître souvent mal imité. Parmi ses couvertures les plus belles : La Passe des Indiens (1957), Ford Red Stone (1960), Les Broncos du Montana (1965), Les vengeurs du Sonora (1974), L’or de personne (1975) où Jijé n’hésite pas à dessiner ses héros chevauchant de face, représentation graphique fort difficile et cauchemar de nombreux dessinateurs.

Dans la foulée de Le Rallic et de Jijé (à notre sens inégalés) quelques " suiveurs " talentueux.
A commencer par Blanc-Dumont qui fait vivre Jonathan Cartland et soigne particulièrement les chevaux indiens. Hans Kresse créateur de la série " Les Peaux Rouges ", et Hermann (" Red dust " pour la série Commanche), méritent une mention spéciale pour la force et la puissance évocatrice de leurs dessins.

Mais aussi Palacios avec Manos Kelly et Alexis Mac Coy (de très belles réminiscences de La Horde Sauvage). Buzelli avec Nevada Hill, Victor de la Fuente avec Amargo ; Jean Giraud (Gir) bien évidemment reconnu et fêté pour son héros Blueberry, un Sudiste passé aux Nordistes et Jim Cutlass, toujours sur scenarii de Charlier. Autre valeur consacrée : Derib pour les grandes hordes libres. Son dessin est parfois à la limite du réalisme et de la fantaisie. Pour s’en convaincre, on comparera les chevaux de Buddy Longway (série réaliste) avec ceux de Go West (semi-réaliste) ou bien ceux de Yakari (destiné à un public plus jeune).

Nous l’avons dit plus avant : les locomotives de la B.D. ne baptisent plus les chevaux. Dans une certaine mesure, le cheval a perdu en personnalité ce qu’il a gagné, par ailleurs, en qualité graphique. Les formats à l’italienne (Kiwi, Rodéo, Mustang, Les Routes de l’Ouest) continuent à perpétuer, bien heureusement, de saines traditions.

Dernière remarque : à quelques exceptions près (P’tit Joc, Graine de Jockey) peu de B.D. se sont vraiment penchées sur le monde des courses ou les spécialités équestres. A une exception de taille : Polo-Story (Bédésup) d’Alain Sanders et Chard.

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