A la rencontre des Cincinnati

13 mai 1783. Quartier général des armées américaines à Newburg. Sur les bords de l’Hudson. Un groupe d’officiers, ayant combattu pour l’indépendance, se dirige solennellement vers la maison où réside George Washington.
A leur tête, un Prussien : le général baron Von Steuben. Coureur d’aventure(s) et soldat rigoureux, il s’est porté aux côtés des Insurgents pour leur enseigner le drill militaire tel qu’on l’enseignait chez Frédéric II. Et cet entaînement avait payé. A Yorktown, notamment, où l’Angleterre avait été mise à genoux. Tout près du général baron, quelques-uns des chefs de l’armée américaine : le général Knox, les brigadiers généraux Hand et Huntingdon, le capitaine Shaw.
Le duc de Castries a raconté l’entrevue entre cette délégation et le général en chef, George Washington :
— Sur le visage pensif [de Washington], les visiteurs purent lire une émotion inhabituelle. Pendant les années difficiles de la lutte, le généralissime s’était fait une loi de garder un masque impassible : aux plus sombres jours, lors des désastres de New-Jersey, lors des échecs de Brandywine et de Germantown, quand il avait fallu cantonner dans la solitude glacée de Valley Forge, Washington avait surmonté ses inquiétudes et laissé jouer sur ses lèvres le sourire de l’espérance.

Et en ce jour de mai 1783 ? « Il fut moins ferme peut-être ; ses anciens compagnons d’armes virent briller des larmes dans ses yeux tandis qu’ils l’entretenaient de l’objet de leur visite et lui lisaient les statuts de l’organisation dont ils venaient lui offrir la présidence. »
Voilà ce que disait ce texte fondateur :
« Il a plu au Souverain Maître de l’univers, pour le règlement des affaires humaines, de soustraire les colonies de l’Amérique du Nord à la domination de la Grande-Bretagne, et, après un sanglant conflit qui dura huit ans, de les constituer en Etats libres, indépendants et souverains, unis par des alliances fondées sur des avantages réciproques avec quelques-uns des plus grands princes et pouvoirs de la terre.
« En conséquence, pour perpétuer aussi bien le souvenir de ce grand événement que celui de l’amitié formée au milieu des dangers courus en commun, et, en bien des cas, cimentée par le sang versé sur les mêmes champs de bataille, les officiers de l’Armée américaine, par le présent acte et de la façon la plus solennelle, s’associent et se constituent en Société d’Amis qui vivra aussi longtemps qu’eux-mêmes ou que l’aîné de leur postérité mâle ou, à défaut de celle-ci, des branches collatérales, qui sera jugé digne d’en devenir le représentant et le membre.


Lettre de George Washington acceptant une demande d'admission
à la Société des Cincinnati

« Les officiers de l’Armée américaine appartenant généralement à la classe civile des citoyens de la nation, éprouvent une grande admiration pour le caractère de l’illustre Romain Lucius Quintus Cincinnatus et, décidés à suivre son exemple en retournant à la vie civile, pensent qu’ils peuvent à juste titre se dénommer eux-mêmes la Société des Cincinnati.
« A la suite de cette déclaration préalable, indique encore le duc de Castries, le général de Steuben lisait maintenant les statuts proprement dits, véritable code de camaraderie et d’honneur, lien solennel rappelant les plus pures traditions de la chevalerie du Moyen Age. »
Washington écoutait. Et, au fur et à mesure de la lecture, il revoyait passer sa vie. Virginien de naissance, il avait participé – côté anglais – aux guerres du Canada en 1756-1759. Jusqu’à ce jour où les 13 colonies s’étaient dressées contre l’Angleterre.

Et Washington, qui aurait pu continuer de vivre paisiblement dans son vaste domaine, s’était porté à la tête des Insurgents pour mener une guerre improbable contre l’une des meilleures armées du temps. Porté au commandement suprême, il avait juré fidélité au Congrès élu par ses compatriotes et il n’avait jamais failli à son serment.
Le 19 avril 1783, huitième anniversaire d’un combat qui avait commencé par l’escarmouche de Lexington, Washington avait pu annoncer que, par ordre du Congrès, la guerre contre l’Angleterre était terminée. Recitons le duc de Castries :
— Mais aussitôt faite, cette proclamation avait réveillé les anciennes dualités ; le Congrès, une fois l’état de guerre terminé, voulait de nouveau affirmer sa prépondérance, ce qui le conduirait vraisemblablement à retomber dans ses anciennes erreurs. C’est dans ce point de vue qu’il faut chercher la clef de la création de la Société des Cincinnati. Washington voulut fédérer ses anciens compagnons et en faire le contrepoids possible aux excès des Assemblées. C’est vraisemblablement dans cet esprit qu’après le discours de M. de Steuben, il accepta sans discuter la présidence de la nouvelle société, en espérant que son rôle serait purement honorifique et que sa patrie conserverait par sa seule sagesse les avantages que le courage de ses fils venait de lui conquérir.
La Société des Cincinnati, voulue et présidée par Washington, eut à subir de nombreuses critiques. Parce que cet « Ordre » militaire inquiétait. Et que la transmission par voie de primogéniture ressemblait à s’y méprendre aux caractéristiques de la noblesse européenne.
Fatigué des jeux politiques, Washington décida alors de se démettre de ses fonctions de généralissime pour se retirer et cultiver le reste de son âge – comme Cincinnatus – dans son domaine de Mount-Vernon. Tout en honorant impeccablement son engagement auprès des Cincinnati.
En 1786, le Congrès, empêtré dans ses propres contradictions et pressentant les dangers d’une guerre civile, sut retrouver le chemin de Mount-Vernon. Pour demander à Washington de prendre la tête du nouvel Etat. Ce qu’il accepta.
« Si les Cincinnati (…) ne formèrent pas une noblesse incompatible avec les principes républicains, ils demeurèrent, par le jeu de l’hérédité, une caste aristocratique dont le rôle moral est resté considérable aux Etats-Unis, particulièrement dans les problèmes électoraux, rappelle le duc de Castries. Tous les trois ans, dans l’un des treize Etats primitifs, un congrès réunit les Cincinnati d’Amérique et, après des séances de travail, on organise une grande manifestation qui perpétue les liens d’autrefois. »
En 1959, ce congrès se tint – pour la première fois depuis 1783 – en France. Pourquoi en France ? Tout simplement parce qu’il y a des Cincinnati français.
L’article 27 des statuts de la Société des Cincinnati, tels que lus en 1783 à George Washington, disait ceci :
« La Société, profondément sensible à l’assistance généreuse que le pays a reçue de la France et désireuse de perpétuer les liens d’amitié qui ont été formés et qui se sont si heureusement maintenus entre les officiers des armées alliées pendant toute la durée de la guerre, décide que le président général transmettra aussitôt que possible l’insigne de l’Institution à chacune des personnalités ci-après :
« Son Excellence le chevalier de la Luzerne, ministre plénipotentiaire ;
« Son Excellence M. Gérard, ministre plénipotentiaire ;
« Leurs Excellences le comte d’Estaing, le comte de Grasse, le comte de Barras, le chevalier des Touches ;
« Les amiraux et commandants de vaisseau de la Marine française ;
« Son Excellence le comte de Rochambeau, commandant en chef ;
« Les généraux et colonels de l’armée expéditionnaire française, en les informant que la Société leur fait honneur de les considérer comme membres de l’association. »
Les distingués en furent très honorés. Et le chevalier de la Luzerne, ambassadeur de France aux Etats-Unis, demanda audience à Washington pour régler les formalités que posait l’admission de membres français. Washington lui en donna les détails en lui demandant de bien vouloir les soumettre à Louis XVI. Il s’agissait, en fait, de considérer la France en totale égalité et de traiter les officiers généraux et les colonels français avec les mêmes honneurs héréditaires que les officiers américains de la guerre de libération.
Les 29 et 30 octobre 1783, Washington écrivit à La Fayette, à Rochambeau et à l’amiral d’Estaing pour les tenir informés de ces dispositions, charge à eux d’en informer leurs ministres respectifs. En décembre, La Fayette informait Vergennes ; Rochambeau, le maréchal de Ségur, ministre de la Guerre ; l’amiral d’Estaing, le maréchal de Castries, ministre de la Marine. Eux-mêmes informèrent le roi qui donna immédiatement son accord : la décoration de Cincinnatus sera dès lors autorisée dans l’armée et la marine françaises.
La constitution de la Société française des Cincinnati eut lieu le 7 janvier 1784 dans l’hôtel du maréchal de Rochambeau, 40, rue du Cherche-Midi, à Paris.
Les membres fondateurs – Rochambeau ayant été nommé à la présidence provisoire – en furent :

— le baron de Vioménil,
— le comte de Saint-Simon,
— le marquis de Choisy,
— le comte de Custine,
— le duc de Lauzun,
— le duc de Laval,
— le comte d’Autichamp,
— le marquis de Rostaing,
— le chevalier d’Aboville,
— le chevalier de la Valette,
— le comte de Saint-Maime,
  — le vicomte de Poudenx,
— le vicomte d’Anot,
— le vicomte de Noailles,
— le vicomte de Rochambeau,
— le duc de Castries,
— le comte Dillon,
— le comte de Ségur,
— le prince de Broglie,
— le comte de Vauban,
— le comte de Damas,
— le marquis de Champcenetz.

Après lecture des statuts, un message de remerciements fut adressé à Washington avec un don de 60 000 livres en faveur de la branche américaine des Cincinnati. Et l’on décida que la décoration de Cincinnatus se porterait immédiatement après la croix de Saint-Louis.
Le 4 juillet 1784, la première assemblée générale de la branche française des Cincinnati se tint dans l’hôtel du comte d’Estaing, au 44 de la rue Sainte-Anne. D’Estaing en fut élu président.
Dans une France qui commençait d’être agitée par les ferments révolutionnaires, la constitution de l’Ordre de Cincinnatus fut vivement critiquée, comme l’indique le duc de Castries :
— De violents pamphlets virent le jour. Le plus célèbre fut celui de Mirabeau, Considérations sur l’Ordre de Cincinnatus, féroce attaque contre l’hérédité aristocratique, assez piquante sous la plume d’un tribun fort infatué de ses origines, malgré ses flatteries au peuple. La Société n’en fut pas moins florissante et elle comptait près de 250 membres français lors de la dernière assemblée générale tenue en 1792. Les événements de cette même année dispersèrent la Société dont beaucoup de membres, à commencer par l’amiral d’Estaing, périrent sur l’échafaud. La plupart des autres avaient émigré.
En 1814, ils étaient moins de cent. Qui continuèrent à porter leur décoration malgré l’hostilité de Louis XVIII puis de Charles X. En dépit de la clause d’hérédité, les vacances ne furent pas comblées. Le dernier Cincinnati d’origine, le comte Théodore de Lambeth, mourut en 1854. Il avait 98 ans.
A l’issue de la Première Guerre mondiale, la Société des Cincinnati fut reconstituée et les descendants des fondateurs en furent, comme l’exigeait la clause d’hérédité, désignés comme membres. La Société des Cincinnati de France compte 299 membres titulaires et 13 honoraires.

Alain Sanders

 
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