L'Amérique pour horizon (1)

Quoi de plus routinier qu’un vol Paris-New York ? En attendant l’A 380, on s’entasse tant bien que mal dans un grand wagon ailé, et, sagement à sa place, on attend que ça se passe… Là-haut, dans l’espace, les heures se compactent, et l’on ressort compressé comme un vulgaire fichier, sur un aéroport, qui ressemble notablement à celui d’où l’on est parti. JFK, merci, on est arrivé, vive la vitesse n’est-ce pas, cette première cause de la mondialisation. Les distances, elles, ont bel et bien été zippées. Ne faisons pas la fine bouche, mais si on s’est déplacé, on n’a pas voyagé. New York ? Oui, on connaît. On pourrait – on peut – y passer un week-end, aussi aisément ou presque que pour aller à Londres. Question d’euros-dollars, c’est tout. On peut même se payer le luxe de faire la moue comme les snobs, et dire, d’un ton légèrement fatigué : « New York ? Ce n’est pas l’Amérique ! ». Ce qui est un peu vrai. Mais pas mal faux. New York, tout dépend du sens dans lequel se déroule le parcours. Je me souviens d’un – déjà lointain – voyage aux Etats-Unis, tout consacré à l’Ouest, Californie et Arizona, mais avec une étape à New York sur le chemin du retour. Et j’avais ressenti alors cette étrange impression que Manhattan, c’était la porte de l’Europe…

Ce que je viens d’accomplir est tout autre chose. Même si New York, en, bout de course, et pour 48 petites heures, était la cerise, non : la grosse pomme, sur le gâteau. J’ai traversé l’Atlantique, et malgré la hauteur vertigineuse de ses 14 ponts, le Queen Mary, alias « QM2 », m’a permis d’essuyer sur mon front les embruns salés de l’Océan. Six nuits et cinq journées, en comparaison des six heures et quelques poignées de minutes. Cela ne m’a pas paru long. Parce que ce n’était pas un saut d’un point à un autre, dans le vide de l’espace, entre un décollage et un atterrissage, mais un voyage. Au centre de la Mer, au centre de l’Histoire et, finalement, au centre de moi-même. Un voyage est toujours une quête. Surtout sur un tel parcours, qui mérite le qualificatif d’initiatique. Un voyage de tous les instants, à la fois semblables et différents, comme l’océan qui en rythme le déroulement.

Le Queen Mary 2 à Southapton.
L'enfilade des ponts,
l'arrière, dans l'esprit des grands liners des années 30

 

Le fameux "Deck Seven", pont-promenade.
On est déjà là très haut sur l'eau...

« The sea is always the same : and yet the sea always change.
« When the salt is eveywhere from horizon to horizon...
« When the salt and blue fill a circle of horizons, I swear again how I know...
« The sea is older than anything else and the sea younger than anything else.
« The sea gives all, and yet the sea keeps something back. »

 

Ce très beau poème, intitulé North Atlantic, est l’œuvre du poète américain Carl Sandburg (1878-1967). Il figure sur un très grand panneau, à l’avant du navire, dans un espace que l’on peut qualifier de « culturel » puisque, sur plusieurs niveaux, il regroupe librairie, bibliothèque, salons de lecture (il règne dans tous ces lieux un silence monacal, et l’on entend seulement le glissement mousseux des vagues le long de la coque), exposition permanente d’immenses photos de stars du cinéma des années 30 jusqu’au début des années 50, tous passagers illustres des Queen précédentes, auxquels on peut ajouter centre d’accès internet – le QM2 est à la pointe de ce type d’équipements - salle polyvalente comportant un planétarium, où se déroulent également des conférences assurées par des universitaires (mais qui exigent, hélas, une connaissance approfondie de l’anglais), et même la messe, qui pendant cette traversée fut célébrée tous les matins à 8h30 par un prêtre canadien, l’Office interprotestant ayant été célébré le dimanche dans la grande salle de spectacle pouvant contenir plus de 1200 spectateurs, présidé par le commandant en personne, selon la coutume. Et je me souviens de 12 jours passés en Méditerranée, il y a 6 ans, sur le navire de croisière français Mistral, sans la moindre trace de célébration ni même de recueillement.

Il est vrai que « La croisière s’amuse », et que cette traversée de l’Atlantique n’était pas une « croisière ». Mais il n’empêche que ce poème, illustré par une immense et évocatrice photo en noir et blanc, se trouve bien à bord du « QM2 », au milieu d’autres documents évocateurs, placardé dans une coursive largement ouverte sur la mer par de grandes baies vitrées, et ce, qu’il fasse « la traversée », à savoir la ligne Southampton – New York, ou qu’il effectue des croisières ensoleillées. On l’imaginerait mal sur ces grandes barres flottantes où s’entassent en rangs serrés les touristes venus là « pour s’amuser », s’amuser et s’amuser.

Petit détail émouvant : le 4ème alinea de ce poème, qui dit que la mer « est plus vieille que tout et qu’elle est plus jeune que tout » m’a fait sursauter. Il évoque tellement ce passage de cette chanson mythique qu’est Country Roads, qui a largement franchi les frontières de la country music, dans lequel il est question de la patrie de l’auteur, la Virginie de l’Ouest, où « Tout est ancien ici, plus vieux que les arbres, plus jeune que les montagnes ». Comme quoi…


Omniprésence des Paquebots, à bord...



Un aspect de la grande salle à manger "Britannia" :
un rappel des Arts-Déco




Le "Queen's", salle de danse et de réceptions :
on apeine à se croire sur un navire


Initiation à la line dance, au "Queen's"

Et puisque l’univers « country » montre le bout de son mat, sur ce grand horizon liquide que l’on peut, si l’on est poète, qualifier de « prairie », sur laquelle évoluent d’ailleurs nombre de « moutons », à défaut de bovins – en Algérie, lorsque la mer commençait à s’ourler de vagues frangées d’écume, on disait : « Tiens, il va faire mauvais : il y a des moutons ! » –, contons la merveilleuse surprise, après un jour de traversée, d’entendre dans un coin abrité du pont-promenade, sous les embarcations, un guitariste, sans doute un des nombreux artistes effectuant la traversée pour assurer les spectacles quotidiens, jouer et chanter Your Cheatin’ Heart… aussitôt repris en chœur – l’occasion était trop belle ! Duo qui fut suivi d’un tonique Rodeo Blues, et de l’inévitable Country Roads, bien sûr !

Le lendemain, dimanche, en début d’après-midi, les séances quotidiennes d’initiations à la danse (il y en avait pour tous les goûts), qui se déroulaient dans la somptueuse et immense salle de bal du navire, affichaient, après les danses de salon (ce jour-là: tango et rumba) : line dance. Ah ! Ah ! Aurait-on droit à un quelconque « madison » ? Eh bien, ce fut 100% country ! On commença avec Achy Breaky Heart, suivie par Dumas Walker (Cow-Boy rythm), et par l’inusable Cotton Eyed Joe. Avec des chorégraphies en line aussi simples qu’attractives, qui firent la joie de tous, notamment des nombreux « seniors », clientèle dominante, cela n’est pas une surprise. J’ai pris des notes, au cas où….Par contre, deux jours après, sous le même intitulé de line dance, ce fut 100%... disco ! Mais, j’aurais mauvaise grâce de critiquer, car je serais de mauvaise foi : j’ai sacrifié allègrement à la gestuelle à la gloire de John Tavolta et autres, « aidé » d’ailleurs en cela, comme tous les autres danseurs, par les mouvements du « QM2 », qui avait ce jour-là décidé de se mêler à la fête…

 

A quoi rêvent les passagers, lorsqu’ils ne sont pas attablés – le restaurant « Britannia », à 2 niveaux principaux, est une réussite d’esprit « Arts-déco », au bout d’une vaste enfilade de vestibules partant d’un hall circulaire s’élevant du pont 2 au pont 7, mais il n’est pas le seul. Au pont 7, une cafétéria fonctionnant du petit jour jusqu’au soir, est un véritable piège à gourmandises, et les passagers des suites de luxe ont leur propre restaurant discret, s’ils ne dînent pas dans leurs appartements – ou qu’ils ne jouent pas au Casino, ne fréquentent pas les bars sélects et les boutiques de luxe. A quoi s’activent ceux qui ont fini de lire ou d’utiliser leur messagerie de bord ? Entre toutes ces ressources, ils ont celle de prendre le soin de leur physique, soit dans les locaux spécialisés (institut de beauté, thalasso, salle de musculation..), soit d’arpenter les ponts du paquebot. A cet égard, le lieu où tout le monde se croise, marchant, courant, accoudé au bastingage, étendu dans un de ces chaises longues qui font partie intégrante de l’imaginaire « transatlantique », c’est le fameux deck seven, le pont 7, celui au-dessus duquel se trouvent les embarcations de sauvetage, au demeurant d’imposants canots à double hélice. Ce pont, qui donne sur la grande plage arrière, et dont un passage sous la passerelle de commandement permet de relier bâbord à tribord, mesure près de 600 mètres de tour : d’ailleurs, une plaque indique que 3 tours de ce pont correspondent à 1,1 mile (anglais, pas un mile marin). Ce pont, côté bâbord surtout, aura été un lieu privilégié de rencontres, de détente, et de flânerie transatlantique, dans laquelle chacun aura pu se plonger, imitant en cela les personnages mythiques d’une époque qui ne l’était pas moins, figurant à bord en affiches géantes, et qui ont nom Gary Grant, Rita Hayworth, Clark Gable, Elisabeth Taylor, et bien d’autres…. Pourquoi « bâbord » ? Parce que, faisant route d’Est en Ouest, nous avions le flanc gauche du navire (bâbord) exposé au Sud, et donc bénéficiant du soleil. Il arrivait qu’il n’y en eût point : ciel couvert, pluie, et même brouillard (ah, le son lancinant et vaguement sinistre de la corne de brume, à intervalles réguliers ! Cela me rappela des souvenirs d’enfance…). En général, toutefois, le ciel était dégagé, ciel et mer changeant d’ailleurs avec une surprenante rapidité, et ce, plusieurs fois par jour…. Cela était déjà en soi un spectacle total. Il manquait à ce tableau changeant son complément nocturne. Ce fut chose faite le mardi matin à 06 heures, à 48 heures de mer du but : je montai sur le pont, côté tribord cette fois, pour être face au Nord. La nuit était encore totale, et la lune faisait miroiter l’océan. Romantisme ! Nous nous trouvions alors (notre position était indiquée en permanence sur nos téléviseurs, avec l’indication de notre vitesse, sur fond de carte marine) par 42° 24’ Nord et 49° 08’ Ouest. Dans la nuit du 13 au 14 avril 1912, vers minuit, le Titanic se trouvait par 41° 44’ N et 49°57’ W. (On sait qu’il avait indiqué une position différente, un peu plus au Sud et à l’Ouest, à 13,5 milles marins de sa position réelle). A l’échelon de l’océan, on peut dire que nous étions dans les parages du sinistre. Je songeais à cette phrase, surgie de mes souvenirs de lycéen : « La lune prêtait son pâle flambeau à cette veillée funèbre », sur fond de mélopée celtique, pour « faire Camerone ». Mais, sur ce pont 7, nous n’étions pas légion. J’étais même seul. Avec 2 matelots en ciré qui lavaient le pont à grande eau.

 

 


La tradition


Le Poème de la Mer



Autant en emporte l'Océan...

L'espace des Stars


Un "redneck" sur l'Atlantique


Le Queen Mary 2 à son poste de New York

 

Cette journée du mardi, je jouai d’ailleurs Vu du pont. Sans pour autant me prendre pour Raf Vallone. « Pont romantique » donc, en fin de nuit. « Pont sportif », durant la matinée, avec force tours à marche cadencée. « Pont hédoniste » juste avant le déjeuner, confortablement installé dans un « transat ». Mais, « Pont mystique », au moment de la chute du jour, soleil englouti par de gros nuages dévoreurs de lumière, faisant fraîchir le vent sur une mer d’ardoise qui chantait la solitude, contemplée depuis l’accès à la plage avant, endroit déserté à l’heure où les bars faisaient le plein. Au tout début de l’après-midi, une précieuse paire de lunettes avait mystérieusement disparu de mon anorak. Et je jurerais ne pas l’avoir laissée tomber par-dessus bord (sujet au vertige, je ne me suis jamais penché au-dessus de ces abysses…). Et ce navire de tous les superlatifs n’était pas censé abriter de vilains larrons. Alors, Ii ne me restait plus qu’à méditer sur la fragilité des bonheurs sans nuage, face à un soleil privé de son incandescence par des nuées crépusculaires…
D’ailleurs, un autre pont commençait à occuper les esprits, celui sous lequel nous passerions avant la fin de la nuit qui suivrait le mercredi. Exploit technique, frissons d’attraction de cirque : le haut de notre mat, et celui de notre cheminée, allaient frôler le tablier du pont qui marquait la présence de la terre: le pont de Verrazzano. Evènement vécu depuis le haut du chapiteau, pardon depuis le plus haut niveau de pont, au-dessus de la passerelle du commandant, illuminé par les projecteurs. Et l’océan, plongé dans le noir, 72 mètres plus bas. Applaudissements, exclamations, cris. Instant fort. Un franchissement de ligne chargé de symbole. Nous avions traversé l’Atlantique, et pouvions nous écrier : « Amérique, nous voici ! ». La nuit était encore d’encre, mais c’était pour nous la promesse de l’aube : au bout, là-bas, scintillante de mille feux, se trouvait New York.

On avait quitté Southampton le vendredi à la fin d’une journée de crachin, ville dans laquelle je n’avais pas retrouvé mes rêves d’épopée maritime, et on était parti vers cet Ouest, mythique, qui était géographiquement un Sud-Ouest – je le constaterais avec force en étudiant chaque jour notre route sur la carte – restant relativement longtemps dans les eaux d’Europe, passant très au large du Finistère espagnol, puis en mettant le cap vers le nord – très au nord quand même – des Açores…C’est là qu’on se rend compte combien nos planisphères sont trompeuses… et on allait aborder cette Amérique qui, là-bas, juste avant le lever du jour, barrait l’horizon. On avait au passage retenu le soleil chaque jour une heure de plus, par un décalage horaire en douceur, mais plus encore en harmonie avec la course de l’astre, comme si chaque journée comptait 25 heures à notre montre. Nous ne brutalisions pas la nature, comme avec l’avion, mais nous marchions avec le soleil. Je me sentais déjà un peu amérindien.

Nous avons laissé sur notre gauche la Dame verte et son flambeau illuminé par un groupe de projecteurs, et j’ai deviné sur notre droite le minuscule et emblématique fortin, appelé « Old Battery », qui marque l’entrée du Nouveau Monde. La hauteur du Queen Mary et l’absence des Twin Towers modifiaient considérablement le rapport entre les masses du navire et de la ville. Pour notre « QM2 », Manhattan se faisait presque petite. De jour, cela aurait fait drôle. A 6 heures du matin, en ce mois d’octobre, de nuit Manhattan nous la joua fantasmagorique, tuyaux d’orgues de basalte troués de mille étincelles étoilées, surgissant bloc par bloc, d’un double tapis de lumières, les unes dorées, les autres rouges. En les voyant, on comprenait de suite que les New-Yorkais se rendaient tôt, très tôt, à leur travail, et que leurs rues étaient toutes, ou presque, en sens unique.

Il a fallu laisser le navire, posant sa masse majestueuse le long du pier 92. En sortant du terminal, pratiquement le nez sous l’étrave, après les photos qui s’imposaient, je n’ai pu m’empêcher de me rendre au pier 88, proche du 92 (ils ont juste entre eux le pier 90), et là je me suis transporté par la pensée vers ce jour funeste du 9 février 1942, quand, à 3 heures de l’après-midi, notre Normandie prit feu, et chavira sur le flanc bâbord dans la soirée. Ce fut le plus grand désastre qui frappa notre marine marchande au siècle dernier. Et un de mes premiers chagrins.

Après ? Après, ce fut New York. 48 heures d’escale avant un retour nocturne vers la France. A bord, parmi les 72 Français dilués au milieu des quelques 2200 passagers, j’ai trouvé plus « fou de paquebot » que moi : un homme jeune qui, dans un échange d’idées sur le programme de l’escale new-yorkaise, me répondit : « Le musée maritime et Ground Zéro ».
« Et puis ? », ai-je demandé naïvement. Et lui, lapidaire : « Et puis, je remonte à bord ».Il reprenait le Queen Mary2 le soir même, pour une traversée « aller-retour » quasiment non stop » … J’ai pensé à cet « homme de mer » vers 18h, lorsque j’ai vu manœuvrer le grand navire depuis la terrasse de l’Empire State Building, et glisser majestueusement le long de l’Hudson, que la lumière du couchant avait teinté de rose. Mais, lorsque le « QM2 » s’est éloigné, j’ai tourné mon regard vers l’horizon Sud-Ouest, par delà même les rivages du New Jersey, porté sur les ailes de mon rêve : là-bas, très loin derrière l’horizon, mais pas si loin pour moi, ma pensée me portait vers la Virginie. Après tout, je n’en avais jamais été aussi près. Ici, j’y pense souvent, mais le décalage horaire est encore plus redoutable que la distance kilométrique. A New York, du haut de ce gratte-ciel historique, je pouvais me dire que le soleil se couchait au même moment, dans la même explosion de couleurs, embrasant les forêts, faisant flamboyer les cours d’eau et peignant d’or la statue du général Lee. C’était cela aussi, le but secret de mon voyage : avancer avec le soleil, chaque jour un peu plus, au ras des flots, vers cette île gigantesque et mythique, en m’y préparant au cours d’une aventure intérieure, de bâbord à tribord du grand navire, qui, en ayant mis le cap sur cet horizon, n’était plus un moyen de transport mais était devenu un personnage de ma quête.

Pierre Dimech

(1) Ce texte est la relation d’impressions instantanées, de notes d’humeur. Pas un journal de bord. Encore moins un récit à vocation publicitaire. La Cunard édite d’ailleurs de somptueux catalogues à cette fin. (NDA).

 
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