L’APPORT DE MALTE A LA VAGUE
D’IMMIGRATION EUROPEENNE AUX USA

N’en doutons pas : les lecteurs de Country Music Attitude savent tout. Ou du moins l’essentiel sur cette folle aventure qui, en quelques décennies, précipita des millions « d’obsédés d’Amérique » venus de toute la terre, et singulièrement du « Vieux Continent », refaisant, la plupart du temps sans même en avoir la moindre idée, l’itinéraire des « Pilgrim Fathers » et de leurs successeurs immédiats, qui avaient vu en l’océan Atlantique la représentation du Fleuve biblique . La Geste de l’Or et d’un Paradis terrestre qui se situait quelque part sur un ouest au-delà de l’Ouest, n‘avait certes pas la même motivation mystique que ceux qui mirent le pied à Cap Cod et ailleurs au début du 17 ème siécle. Mais elle en eut la force avec, si l’on peut dire, un supplément de rage à s’accrocher, et à réussir. « Ils sont venus, ils sont tous là »... La Mama ne va pas mourir, ils ne suivent pas l’Etoile. Mais ils s’en remettent à leur bonne étoile.


Le Révérend Peter Paul Zarb

Ces vagues, comme celles de l’océan, furent successives, poussées ou freinées par les circonstances historiques, économiques et politiques pesant sur la vie des pays d’origine des candidats au grand voyage. Nul besoin, je crois, de donner la liste de ces contrées. Dans une revue comme C.M.A, sur un site comme celui-ci, il n’est qu’à se reporter aux origines de la country music, qui nous sont rappelées à longueur de passionnantes causeries et de spectacles intelligents autant que festifs… Merci à vous, Alain et Sabine, merci à Bus Stop, merci à toutes celles et ceux qui s’évertuent à ne pas nous faire danser idiot…

Mais Malte, dans tout ça ? Qu’on le sache tout de suite, notre propos historique ne pourra pas être relié à la musique. Ni à la danse. Mais c’est une bien drôle d’histoire qui va être évoquée ici. Celle d’un pays européen qui, avec ses 400.000 habitants actuels, est moins peuplé que Nashville ou Austin, et dont la superficie dépassant à peine les 300 km² le ferait tenir très à l’aise dans la seule ville de Los Angelès, mais qui, de par son histoire six fois millénaire, par le rôle de place forte et de verrou qu’il a joué jusqu’à l’époque contemporaine en Méditerranée, à la lisière de deux Mondes en rivalité permanente, est digne d’intérêt.

Or, l’entassement de cette petite population sur son rocher aride, qui a fait monter sa densité jusqu’à plus de 1000 habitant au km², a généré, notamment depuis le début du IXIe siècle, de forts mouvements de migration, accentués alors par un taux record de fécondité et une grande pauvreté. Cette migration n’a pas été rebutée par l’énorme distance à parcourir ni par l’engloutissement dans ces espaces infinis. Suivons un instant ces habitants de l’archipel de Lilliput à la conquête du royaume de Brobdingnag, en ayant quand même en pensée que nombre de ces coureurs d’aventures ont aussi des descendants français , par le truchement de l’Afrique du Nord du IXIe siècle, qui vit 30.000 d’entre eux vivre en Algérie et en Tunisie, y devenir français… avant d’en partir, avec les autres, sous l’étiquette « pied-noir », au début des années 60.

A la charnière des XIXe et XXe siècle, et pour des causes dont l’examen nous ferait sortir du cadre de cette évocation, l’émigration maltaise se détourne de la si proche Afrique du Nord.

Les Maltais vont donc chercher ailleurs, et surtout, plus loin. Ils se tournent vers des terres anglophones : normal, dira-t-on, pour des ressortissants d’un pays faisant partie de l’Empire britannique. Mais cette évidence est trompeuse.

 


La chapelle provisoire de Floresville, en 1898

Ce sont les plus pauvres qui émigrent, et leur connaissance de l’anglais est rudimentaire. Cela les desservira, aux contrôles d’Ellis Island. Tout comme leur physique méditerranéen. Et leur foi catholique. Pourtant, ces arrivants n’étaient pas à même, vu leur nombre infinitésimal, de constituer une menace potentielle ! Enfin, il leur manque souvent toute possibilité d’indiquer les coordonnées d’une personne déjà installée aux Etats-Unis qui leur serve de référent. Sans parler des risques sanitaires invoqués. En 1911, on vit nombre d’entre eux purement et simplement refoulés pour cause de trachome, les condamnant à réembarquer pour Malte, ce qui revenait à leur faire faire l’équivalent d’un tour du monde. A leurs frais, bien sûr !

A Malte, en dépit de l’existence d’un organisme administratif chargé de la question de l’émigration, le « Malta Emigration Committee » , ce fut de tout temps l’Eglise qui se préoccupa des questions liées à l’émigration des Maltais. Elle avait en perspective les conditions de vie des émigrants une fois arrivés sur place, mais avant toute chose, le maintien de leur foi et de leur pratique catholiques, lesquelles, assorties à la défense de leur langue, constituaient l’essentiel de l’identité nationale maltaise.

A propos de ce langage, il faut savoir qu’il s’agit d’un très vieux dialecte sémitique largement arabisé entre le huitième et le onzième siècle par des vagues d’envahisseurs, qui s’était au cours du temps enrichi d’apports italiens, donnant un ensemble linguistique aussi complexe qu’original. Ensemble très loin de l’anglais, on le devine, constituant alors un obstacle à l’émigration vers les Etats-Unis ! Depuis, les choses ont bien changé. L’instruction s’est répandue, et avec elle, l’usage de l’anglais, à tel point qu’aujourd’hui, l’anglais est une des deux langues officielles de Malte, au côté de la langue nationale, le maltais.

En dépit de ces obstacles, les Maltais vont participer, à leur humble niveau numérique, à ce mouvement d’émigration européenne vers les Etats-Unis. Ils vont s’implanter dans les grands centres urbains, industriels et commerciaux. Ils se regroupent ainsi à New-York, Detroit, et dans la lointaine mais fascinante Californie. Travailleurs acharnés, frugaux, ayant un sens aigu de la vie familiale, regroupés autour de leurs curés comme moutons autour de leur…pasteur, ils vont en général s’adapter à leurs nouvelles conditions de vie. Une chose aussi va aider à parfaire leur insertion.

Par une sorte d’atavisme, les Maltais sont respectueux de l’Ordre établi. Même si, à titre individuel, on trouve parmi eux nombre « d’écorchés vifs », collectivement ce sont, partout où ils se trouvent dans le monde, des gens loyaux envers les pays d’accueil. Très attachés au drapeau (il n’est qu’à voir les villages maltais pavoisés pendant les fêtes estivales !), ils adoptent bien vite celui de leur nouveau pays, et le montrent… sans abandonner celui du pays de leurs pères… Ce seront partout des citoyens fidèles. Aux Etats-Unis, leur mentalité se moulera parfaitement dans celle des Américains de souche… Symbole de cette affinité profonde, l’hymne national maltais, composé en 1923, est un chant d’essence religieuse, un cantique aux paroles et à la musique emplies de gravité :

« Protégez-la, Ô Seigneur, comme Vous l’avez toujours protégée,
" Cette Mère Patrie si chère dont nous portons le nom….

" Gardez-nous tous dans l’unité et la paix »

On n’est pas loin d'Amazing Grace !


 

Les immigrants venus de Malte tentent donc l’aventure à New York, San Francisco, Detroit, et dans d’autres grandes agglomérations. En cela, rien ne les distingue des autres groupes venus d’un peu partout. On ne s’y attardera donc pas. Par contre, deux destinations particulières méritent d’être retenues, l’une parce qu’elle semblait avoir été mûrement réfléchie et qu’elle représentait un espoir, fondé sur une base solide ; l’autre, parce qu’elle résultait d’une drôle de coïncidence, et qu’elle n’était qu’une utopie.

Tout d’abord, loin des grands centres industriels, mais au cœur d’une région… chère à notre cœur, au Texas donc, et qui plus est, non loin de San Antonio, un prêtre maltais, Pierre-Paul Zarb, a réussi à s’installer, et à y exercer son sacerdoce. Son parcours est exemplaire, à l’opposé de toute improvisation. Sa formation religieuse est de niveau élevé : en 1885, il a obtenu un doctorat de théologie chez les Dominicains de Rabat (attention, pas le Rabat du Maroc, mais le bourg de Rabat, au centre de Malte !). Un an après l’obtention de ce diplôme, et sans doute destiné à des missions apostoliques importantes, il est parti à Gibraltar, où, du fait de leur statut de sujets de la Couronne britannique, vivent de nombreux Maltais. Il y exerça son ministère de façon stable, jusqu’en 1898, et plus précisément, jusqu’au 6 mai de cette année-là où, dans des circonstances qu’il serait intéressant de découvrir, il fut contacté par... l’Archevêque de San Antonio, Mgr Forest, qui lui proposa de prendre en charge la paroisse de Floresville, petite localité chef-lieu du Comté de Wilson, à une trentaine de miles au sud-est de San Antonio, au croisement de l’US Highway 181 et de la State Highway 97.

Fondée en 1833 comme lieudit, sous le nom de « Lodi », et ne comprenant alors que la maison de Florès, une chapelle et un cimetière, puis ayant accédé au statut de ville, en 1867, sous le nom de « Floresville », en l’honneur de Don Francisco Flores de Abrego, émigrant venu des Canaries au XVIIIe siècle, qui avait implanté à quelques miles de là les bâtiments d’un ranch, la petite localité connut une croissance régulière, surtout par l’implantation de la culture de la cacahuète au début des années 70, par un certain Andew Pickett, à tel point que depuis 1915, on la surnomme dans la région : « la capitale texane de la cacahuète » ! A l’époque où arrive le Père Zarb, elle est dotée entre autres de 2 hôtels, d’un journal hebdomadaire, et d’une école comptant 5 enseignants….Ses activités sont agricoles et d’une naissante industrie agro-alimentaire. (aujourd’hui, Floresville compte dans les 6.000 habitants, et joue aussi le rôle de lieu de résidence de gens travaillant à San Antonio).

Aussitôt installé, et tout en s’occupant de ses ouailles – sans doute en grande partie d’origine mexicaine, le Père Pierre-Paul Zarb s’attacha d’emblée à encourager les fermiers et jardiniers de Malte à émigrer vers les Etats-Unis et à venir le rejoindre à Floresville. Il y avait dans cette contrée en plaine, et tournée vers l’agriculture, des éléments tout à fait favorables à ces paysans qu’étaient les Maltais. En plus – et ce fut sans doute le moteur principal du projet du Père Zarb – sur le plan religieux, l’environnement était fortement imprégné de catholicisme, grâce à la présence hispanique, surtout mexicaine, d’ailleurs renforcée par l’implantation de communautés polonaises, venues elles aussi avec leur clergé. Ceci pouvait donc s’avérer favorable aux immigrants maltais.

Réciproquement, et là, il y avait peut-être un dessein sous-jacent, l’arrivée de nombreux Maltais aurait encore raffermi la position de l’Eglise catholique dans la région. Sur le plan culturel, Maltais et Mexicains faisaient en outre partie de la même souche « latine », même à des degrés divers, et en tous cas, étaient les uns et les autres d’authentiques « gens du Sud ». Les incitations du prêtre maltais, persuadé qu’une colonie prospère formée par ses compatriotes était possible, intéressèrent un certain nombre de petits fermiers, invités à y répondre avec leurs familles – c’était là une

 

véritable « colonie de peuplement » qui était mise en route – alléchés par le relais fourni par la presse maltaise à la présentation idyllique de l’endroit faite par l’énergique et enthousiaste curé, dont la présence sur place n’était pas le moindre atout.

A Malte même, des appuis officiels furent trouvés, avec la création, en fin 1910, d’une « Ligue pour l’Apostolat de la Prière » destinée à apporter aide morale mais aussi matérielle aux candidats à cette émigration. Une banque spécialisée fut même fondée. Elle devait entre autres faciliter l’achat de billets de bateau à destination des ports de La Nouvelle Orléans et de Galveston, puis de billets de train pour Floresville. Mais finalement, ce projet, gigantesque à l’échelon de Malte, et pas si négligeable qu’il en paraît, à celui du Texas, n’aboutit pas. Est-ce parce qu’on approchait à grands pas de la Première Guerre mondiale ? Le Père Zarb resta avec son rêve et son fabuleux projet. Il mourut le 23 mai 1942, et fut enterré 3 ans plus tard au Mount Olivet Cemetry, à Chattanooga, dans le Tennessee. God Bless Him.


L'église du Sacré-Coeur à Floresville, bâtie en 1910 par le Père Zarb

Autant l’échec de cette grande idée peut laisser des regrets, tant elle avait été élaborée avec autant de soin que de fougue, de rationalité que de foi, autant la deuxième tentative de colonisation collective, en un endroit donné, pour des Maltais, menée depuis Malte par l’Emigration Committee, fait sourire, tant elle fut fantaisiste, pour ne pas dire farfelue. A vrai dire, ce Comité maltais avait une circonstance atténuante : il fut incité à appuyer le projet d’un évêque catholique américain, sans pouvoir en mesurer le fondement artificiel.

En effet, l’initiative revint à l’évêque de Great Falls, dans le Montana, qui était désireux de peupler son diocèse avec des émigrants catholiques. Il contacta ainsi un membre du Comité maltais pour l’émigration. Fort bien, dira-t-on, voilà qui part sur des bases analogues à celles du Père Zarb. Mais autant, dans le cas de Floresville, tous les éléments convergeaient pour donner de la consistance au projet, autant dans le second cas, l’incitation à faire venir des Maltais relevait de la plus pure utopie ! En effet, le seul lien de l’archipel situé aux marches de l’Europe et de l’Afrique avec l’Etat du Montana, frontalier de l’Ouest canadien, fut trouvé en la « découverte » d’une petite localité dénommée…. « Malta », située sur l’US Highway 2, quelque part entre « Glasgow » et « Havre » (sic !), en lisière de la province canadienne du Saskatchewan ! C’est sur cette base que les promoteurs du projet s’imaginèrent qu’à partir de cette Malte du Montana, forte de 800 habitants, s’édifierait la nouvelle et grande Malte du continent nord-américain ! Cette trouvaille insensée fit long feu. N’insistons pas. Mais sa relation montre la permanence de l’utopie, particulièrement lorsqu’on cherche de nouveaux paradis sur terre pour le bonheur de gens en situation difficile…

Bien plus tard, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le courant migratoire s’intensifia à nouveau à partir d’une Malte meurtrie par les bombardements. Il concerna notablement toute l’Amérique du Nord, surtout le Canada, membre du Commonwealth, mais aussi les USA. Toutefois, de nos jours, la plus forte communauté maltaise au monde hors de Malte se trouve en Australie. Mais ceci est une autre histoire.

Pierre Dimech

Post Scriptum :

Un aveu, en forme de confidence. Amateur de country music depuis longtemps, mais uniquement au travers de quelques disques, et sans avoir jamais eu de contact avec la danse country, je me trouvais à Malte en été 2000. Me promenant en bord de mer, le long d’une corniche parsemée d’établissements de bains et autres guinguettes en contrebas, j’avisai un attroupement de badauds penchés au-dessus d’une de ces guinguettes, d’où montait une musique qui, à travers le brouhaha de la circulation automobile, me « rappela quelque chose ».. « Mais, on dirait de la country ? » me dis-je… Je fendis la foule et me penchai à mon tour, et là, je découvris un établissement au centre duquel se trouvait un espace carré à ciel ouvert, où une bonne douzaine de couples étaient entrain de danser. Mais de danser les uns derrière les autres, en avançant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Ils n’avaient pas de tenue particulière, mais bien des cavalières portaient des jupes longues, en dépit de la chaleur. Ce fut le coup de foudre ! Conquis, je m’abreuvais à ce spectacle visuel et sonore, sans rien qualifier, bien sûr, mais aujourd’hui, en rassemblant mes souvenirs, je pense qu’il devait s’agir d’un « Blue Rose » ou d’un « Desperado », à moins que ce n’ait été une « Texas Waltz »… Et je pris sur le champ la décision de m’initier à la danse country à mon retour en France, dès que l’occasion s’en présenterait. Alors, au-delà de l’intérêt historique du sujet traité, le fait que ce soit sur la terre de mes ancêtres que j’ai rencontré pour la première fois la danse country, méritait bien, à travers cet article, un geste de reconnaissance en forme de coup de… Stetson !


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