Héroïcité :
Les « aventures » des Sœurs Grises canadiennes

Le 13 septembre 1843, veille de la fête de l’Exaltation de la Sainte-Croix, un noble vieillard, Mgr Provencher, premier missionnaire du Nord-Ouest et évêque de Rivière-Rouge, frappe à la porte des Sœurs Grises de Montréal. Cela faisait vingt ans qu’il cherchait des « mains maternelles » pour son diocèse dans le Grand Nord canadien. En vain.

Jusqu’au jour où, se souvenant peut-être d’un dicton québécois – « Allez chez les Sœurs Grises, elles ne refusent jamais rien » –, et appuyé par l’évêque de Montréal, Mgr Bourget, il avait décidé de cette démarche. Les trente-huit sœurs réunies, Mgr Provencher leur dit :
— Quand je suis parti de Rivière-Rouge, je disais au Bon Dieu : « Mon Dieu, vous savez que j’ai besoin de religieuses. Daignez me conduire dans la maison où il vous plaira de m’en faire trouver. Puis je partis avec la certitude d’être exaucé. Lesquelles d’entre vous seraient disposées à venir à Rivière-Rouge ?

Quand la mère Forbes-MacMullen, supérieure générale depuis une quinzaine de jours, posa à son tour la question aux sœurs, ce ne fut qu’une seule réponse :
— Me voici ! Envoyez-moi !

Salle de couture à l'orphelinat de Notre-Dame de la Providence


Nouvelle maison d'Aklavik, l'hôpital le plus au nord du continent américain

Leçon de tricot à de jeunes Indiennes

On en choisit quatre : sœur Lagrave, sœur Coutlée, sœur Lafrance, sœur Valade. Le 28 avril 1844, elles se mettaient en route. Pour un voyage de 3 500 km. Et quel voyage… Dans un canot d’abord. Via la rivière Ottawa, la Mattawa, la rivière « A la Vase », le lac Nissiping, la rivière des Français, le lac Huron, le lac Supérieur, la rivière Kaministiquia, le lac La Pluie, le lac des Bois, la rivière Winnipeg et – enfin – la Rivière-Rouge.

Dans le « journal de voyage » des sœurs, nous lisons sous la plume de sœur Valade, à la date du 2 mai : « Hier, nous sautâmes plusieurs rapides assez dangereux. Les bateliers poussaient des cris de joie en franchissant ces rapides : je riais de bon cœur mais nos sœurs étaient pâles de frayeur… Il ne nous est encore rien arrivé de fâcheux. Les portages sont quelquefois longs et fatigants, surtout pour moi. Quand il faut franchir des montagnes, se frayer un chemin à travers les branches, passer des ravins sur des arbres secs et pourris, ce n’est pas rassurant… »Le 21 juin, après bien des péripéties (sœur Lagrave s’était blessée lors d’un portage, justement), l’expédition arrive à Rivière-Rouge. Après 60 jours de navigation – et de marche – depuis Montréal.
Dès le 11 juillet, les sœurs ouvrent leur école. Il y a 53 élèves (la plupart Sauteux ou Métis). Cet hiver-là, il fera moins quarante degrés. Moins quarante… à l’intérieur de la pauvre cabane (elle date de 1828) où logent les sœurs. Avec les années, on construisit une maison plus vaste, et surtout plus solide, pour la petite communauté. Mais il faut ajouter, aux froids polaires, des vents terribles, de furieuses inondations (en 1852 et en 1861, notamment) des sols gelés jusqu’au cœur.

Bientôt, Rivière-Rouge n’est que le seuil d’un vicariat de 1 800 000 km2. En 1858, cinq missions se partagent le nord du territoire. Et Montréal continue d’envoyer des sœurs – à la seule condition qu’on leur procure les secours spirituels et la faculté de vivre selon leurs saintes Règles – pour enseigner aux Amérindiens qui les réclament.

Parfois, Mgr Taché, qui a succédé à Mgr Provencher après sa mort, chausse ses raquettes et, accompagné du père Lacombe, part à la recherche d’un emplacement pour une nouvelle mission. En 1860, parti du lac Sainte-Anne, il parcourt quarante milles et s’arrête à l’est du lac :
— Ce sera ici.

La mission s’appellera Saint-Albert (du nom du saint patron du Père Lacombe).
Pour aider les religieux, nombre de « coureurs-de-bois ». Et, parmi eux, Vincent qui servit longtemps de guide à des générations de Sœurs Grises. Un jour qu’il descendait l’une des sœurs à l’île de la Crosse, avec dans son canot, outre la sœur, un Amérindien et une fillette, il eut la frayeur de sa vie :
— Nous étions dans le rapide, et un terrible ! Le canot dansait, je ne vous dis que ça. Mais malheur ! à chaque saut qu’il faisait dans les grosses vagues, la sœur se raidissait, et elle voulait se lever comme pour sauter sur les roches. Plus je lui disais : « Ma sœur, restez tranquille, autrement nous sommes perdus », plus elle devenait nerveuse, en s’accrochant à un bord ou à l’autre. Les Sœurs Grises, ça a pourtant coutume d’être vaillantes et de ne pas « s’exciter » dans les voyages !

Et avec ça, elle pleurait. Enfin, au moment le plus dangereux, comme on allait se faire poigner par le remous et verser, je me suis souvenu de quelque chose que j’avais entendu dire comme infaillible pour les sœurs quand j’étais à Sorel dans le Québec, il y avait quarante ans passés, et je criai : « Ma sœur, au nom de l’obéissance, ne grouillez plus ! Le tonnerre l’aurait frappée qu’elle n’aurait pas écrasé plus net ! Elle se cala au fond du canot, à plat, elle ne remua plus un doigt. C’est ainsi que nous ne sommes pas morts…

Endroits terribles où la vie est quasiment impossible. Ainsi l’orphelinat de l’île de la Crosse, où les Sœurs Grises s’étaient maintenues cinquante ans, dut-il être abandonné en 1905. Mais, cinq ans plus tard, les sœurs revenaient et s’installaient à 55 km au sud de l’île de la Crosse, pour créer, à Beauval, la mission de Notre-Dame du Sacré-Cœur. Sept ans plus tard, elles se réinstallèrent à l’île de la Crosse.

Une religieuse allume la pipe d'une vieille Esquimaude aveugle

Type d'Indiennes catholiques

« Le Bon Dieu semble nous dire que les Sœurs Grises de Montréal, les apôtres par excellence des missions les plus dures de l’Ouest canadien, sont les seules capables de remplir ces postes si méritoires », écrit Mgr Pascal, O.M.I., vicaire apostolique de la Saskatchewan.

Le froid. Les inondations. Le feu. Les noyades. Et, à l’occasion, les épidémies. En 1922, la fièvre thyphoïde emporta cent cinquante Montagnais. Et l’épidémie ne s’arrêta – elle n’est jamais réapparue depuis – que quand la supérieure de la mission, sœur Saint-Nazaire, elle-même très malade, s’offrit en sacrifice :
— Je crois bien que je vais mourir, dit-elle à sa communauté. Mais ne craignez plus : je vous promets, dès mon arrivée au Ciel, de demander au Bon Dieu de vouloir bien mettre fin à ce fléau qui nous désole.

Les pays où s’installèrent les sœurs missionnaires de l’Extrême-Nord contiendraient cinq fois la France. Le RP Duchaussois, O.M.I, qui a consacré deux livres aux Sœurs Grises (dans les années trente), rappelle : « Jadis, un objet, fût-il de première nécessité, ne mettait pas moins d’une année à atteindre sa destination de l’Athabaska-Mackenzie. Deux ans s’écoulaient ordinairement, pour les missions les plus éloignées, entre le départ de la lettre de demande et l’arrivée de l’article désiré. Les achats se faisaient alors en Europe. Un retard de courrier ou une négligence de la Compagnie de la baie d’Hudson, laquelle à grands frais se chargeait des transports, portait facilement à trois ans ce délai. Et combien péniblement se doublait l’attente lorsque les lettres étaient perdues ou qu’un naufrage survenait ! »

Pour subsister, les Sœurs Grises ont fait tous les métiers. Elles ont défriché, labouré, semé, récolté. Elles ont bâti. Elles ont appris à poser des collets. Elles ont chassé. Elles ont appris à prendre les poissons nourriciers des fleuves et des grands lacs. Elles ont même appris, quand il le fallait, la musique ! Après le départ de sœur Ward de Fort-Providence, en 1892, sœur Michon écrit : « Songeant qu’il ne nous restait personne pour accompagner le chant, je me suis mise à apprendre la musique (…). Commencer de pareilles études à cinquante ans, c’est sérieux, n’est-ce pas ? J’espère toutefois pouvoir le faire, quoique un peu misérablement, car je n’ai guère les doigts souples maintenant. Le ménage, le bousillage, la hache et la scie me vont mieux sous la main qu’une note de musique. Mais, dans ce pauvre pays, si loin de tout secours, il faut bien se tirer d’affaire comme on peut.

Dans les notes des sœurs missionnaires du Mackenzie en 1867, on relève encore : « Je ne résiste point au désir de vous citer quelques traits propres à vous faire comprendre quel genre de misères nous sommes appelées à soulager. Ces traits, pris entre mille, vous feront frémir comme ils me soulèvent le cœur en vous les racontant.

 
C’était un usage assez général, parmi les sauvages de ces contrées, de se défaire en les tuant, voire même en les mangeant, des petits enfants orphelins, surtout des petites filles. La religion a beaucoup changé cela, mais, outre qu’elle n’a pas encore pu faire sentir son influence partout, il se présente encore assez souvent de ces infanticides. Une mère, regardant avec dédain sa fille qui venait de naître, lui dit :
« — Ton père m’a abandonnée, je ne prendrai pas la peine de te nourrir.
« Aussitôt, elle l’emporte hors de sa hutte, la couvre d’une grande peau, l’étouffe et la jette à la voirie. Une autre, marchant sur la neige, dit à son enfant :
« — Ton père est mort. Qui te nourrira ? J’ai pour ma part assez de misères.

 

La descente périlleuse dans les rapides

« Elle fait alors un trou dans la neige, y enterre l’enfant, et passe son chemin.

« A l’époque d’une assez grave maladie, un malheureux sauvage avait perdu son épouse et deux ou trois de ses enfants. Il lui en restait un, encore au maillot. Il le porta deux ou trois jours, le suspendit à une branche d’arbre et il partit. »

Avec l’ouverture des orphelinats des Sœurs Grises, ces actes de barbarie devinrent plus rares. Il se trouva souvent des âmes charitables pour arracher ces enfants à la mort pour les « donner aux sœurs ». Sauver l’enfance, l’instruire, la sanctifier, fut l’une des premières tâches des Sœurs Grises dans cet Extrême-Nord où les surnoms des enfants résumaient souvent leur martyre : Lidwine la paralytique, le Petit-Fou, Marguerite l’aveugle…

En 1925, les Sœurs Grises franchissent 1 500 km de plus pour s’installer chez les Esquimaux (on dit aujourd’hui les Inuits, le nom d’esquimau, venu d’estimantik, signifiant « mangeur de chair crue), au bout du delta du Mackenzie. Les premiers contacts avec les Esquimaux remontaient au 14 septembre 1860 quand le père Grollier avait réussi à réconcilier les Esquimaux et les Loucheux qui se massacraient depuis la nuit des temps. Les Loucheux se convertirent très vite au christianisme. Pas les Esquimaux qui continuèrent de s’adonner aux pires abominations. Une nouvelle tentative de conversion avait été tentée par le père Lefebvre en 1890. En vain.

En 1923, Mgr Breynat avait envoyé le père Fallaize en mission… de reconnaissance. Son rapport fut formel : il fallait évangéliser les Esquimaux. On envoya donc à Aklavik (« la place de l’ours brun ») le père Lécuyer, bientôt rejoint par les frères coadjuteurs William et Latreille. Et l’on sollicita de nouveau les Sœurs Grises de Montréal.

La TH Mère Dugas, supérieure générale d’alors, voulut, accompagnée des mères Girouard et Saint-Grégoire, se trouver la première en un poste si avancé. En août 1924, le terrain du couvent fut choisi et béni. A la fin de l’année, le couvent, construit par les frères oblats, était terminé. Le 29 juin 1925, le père Trocellier, directeur de la mission, les sœurs MacQuillan, Saint-Adélard et Firmin, s’installaient à Aklavik.

Le 26 décembre 1926, à la messe de l’aurore, quarante Esquimaux, hommes et femmes, se présentaient dans la petite chapelle. Le lendemain, ils revinrent et demandèrent à voir la crèche. Fin janvier 1926, sœur MacQuillan peut envoyer un premier rapport optimiste à Mgr Breynat.

La même année, le père Joseph Guy, OMI, agent pour les affaires indiennes auprès du gouvernement canadien, visita la toute jeune mission d’Aklavik avec M. Scott, chef du département des Indiens à Ottawa. A l’issue de la visite, M. Scott, de confession anglicane, confia au père Guy :
— They are wonderful civilizers !

Ce sont de « merveilleuses civilisatrices », en effet. Avec un grand supplément d’âme.

Alain Sanders

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